« La Tradition des larmes », défiant les lois du genre, se présente comme un essai historique, un essai littéraire ou comme un poème peut-être davantage.
Publié en 1979 dans la revue Po&sie, ce texte inclassable fait se rencontrer quelques figures de la sainteté, de la chevalerie et de la poésie. De Raymond Lulle, Jean Louis Vivès, Luis de León, Thérèse, Jean de la Croix à Malevitch, toute une constellation inédite se construit au fil de la lecture, et donne dans le même mouvement un nom aux « eaux du corps », quand les sens « jettent quelque chose au-dehors ».
Pourquoi l'auteur s'est-il un jour intéressé aux natures mortes, ces peintures, d'un genre longtemps qualifié de mineur, qui, de Pompéi à Picasso, rythment l'histoire de l'art ? Peut-être parce qu'elles ressemblaient à sa vie : depuis des lustres, hormis l'écriture, il avait cessé toute activité publique, et, avec une jubilation paradoxale, se comparait volontiers à une cruche, une pomme, une chaise.
Mais pourquoi écrit-on, alors qu'on a tout quitté ? Pourquoi, quand on a choisi les catacombes, reste-t-on toujours sensible aux critiques éventuelles ? C'est à travers le parcours chaotique de l'histoire de la peinture et de l'histoire de sa vie, que l'auteur s'arrête sur toutes ces questions : il ne cherche pas tant à y répondre qu'à les ouvrir, à les laisser ouvertes, peut-être enrichies par une si curieuse attention.
Ni récit ni essai (et tout cela à la fois), cet ouvrage pour le moins singulier, ne défend aucune thèse, n'interprète rien, c'est un cheminement solitaire qui parfois, par sa construction même, ressemble à un labyrinthe. On y croise aussi bien Mallarmé et Van Gogh, que Bernard Frank et Goya, Samuel Beckett et Zurbaran, Mme de Sévigné et Picasso, Proust et Morandi, saint Augustin et Matisse, Michel Leiris et Cézanne, Freud et Manet, Musil et Soutine, Talleyrand et Hammershoi, Kafka et la dynastie Tcheou, Borges et les dinosaures, et peut-être surtout l'auteur lui-même, ses fantômes, ses hantises, ses attentions, ses négligences et son grand amour depuis longtemps perdu.
Ce titre insolite est la citation d'un vers du poème "Zone" d'Apollinaire, qui est à l'image de ce livre : une forme d'errance érudite et personnelle à travers le temps et l'espace, teintée à la fois l'humour et de mélancolie.
Le livre se présente sous forme de fragments, chacun portant un titre, dont le fil conducteur se dessine à la lecture sous leur apparente diversité. Homère côtoie la télévision, l'amour, la numismatique, l'Empire romain, l'histoire du Chili, des figures d'écrivains anciens ou des personnalités d'aujourd'hui, des douleurs intimes et des joies quotidiennes. Tout est objet de réflexion inattendue, parfois bouleversante, parfois drôle.
L'impressionnante érudition de l'auteur n'a rien d'académique, mais fait faire au lecteur des découvertes stimulantes. L'antiquité, par exemple, est toujours abordée par le biais de l'anecdote ou de la curiosité personnelle. Les portraits d'aujourd'hui sont chaleureux, la personnalité de l'auteur généreuse.
Après le suicide de sa femme, un homme se retourne sur les 35 années de sa vie. Il a quitté le Chili vers vingt ans. Quinze ans plus tard, il enterre sa compagne à Neuilly. Dans le désordre de son appartement, il se laisse aller à la mélancolie. Celle-ci va s'égrener à travers la vie d'un grand quotidien, puisqu'il dirigera le supplément littéraire du Matin de Paris, aux éditions Quai Voltaire qui s'achèvent tragiquement avec le suicide de son fondateur et bailleur de fonds, à travers les femmes de passage et de rares grandes amours, avec la maladie enfin qui a failli l'emporter. Un texte bref plein de fureur et de larmes qu'une certaine désinvolture réussit à masquer pour mieux en exprimer la portée.
« J'ai quitté Santiago-du-Chili le 13 septembre 1967, peu après 15 heures. Je n'avais pas encore vingt ans. Quinze ans plus tard, le 13 septembre 1982, peu après 15 heures, Sabine fut enterrée au cimetière de Neuilly, quelques jours avant mon trente-cinquième anniversaire. Elle avait trente-sept ans. »