Une oeuvre, profuse, majeure. Un homme, exemplaire. Témoigner d'elle et de lui, pour rendre hommage à celle-ci (certainement l'une des oeuvres de pensée les plus importantes depuis son ami Derrida), et dire notre amitié, l'amitié de Lignes, à celui-là. C'est Lignes en effet qui rend ici hommage à cette oeuvre, à cet homme. Beaucoup plus l'auraient pu, le pourraient. Impossible de les inviter tous (il en compte trop). Limiter leur nombre s'imposait. Ici à celles et ceux qui ont partagé l'histoire de Lignes avec lui, qui ont appartenu avec lui à cette autre histoire, plus petite que beaucoup d'autres qu'il a vécues (universitaire par exemple), mais pas moins significative sans doute, à laquelle il a montré son attachement (23 textes, depuis janvier 1993, n° 18 de la première série, jusqu'au dernier paru : le très beau « Vous voyez ce que je veux dire », octobre 2021, n° 66 de la deuxième série). Un livre de lui, un concept, un mot, un fait de pensée, un cours, une conférence, un séminaire, un colloque, une direction de thèse, un engagement, un échange, une tentative inaboutie, un repentir, un différend, un accueil à l'étranger, etc., le théâtre, la littérature, l'art, etc. Toute liberté a été laissée à celles et ceux qui lui rendent ici un hommage ému et reconnaissant.
« Je me mets à la merci de la pensée. Je veux en faire l'expérience ».
L'Éternel retour et Le Monde des amants sont deux romans en un seul, un roman de pensée. Qui tient un événement de pensée pour égal à un événement d'action. « Parce que je veux croire que penser ne compte pas moins pour celui qui pense, que croire pour celui qui croit. » Boèce interrompt tout, quitte tout, la capitale, sa vie, etc. Provisoirement ? Durablement ? Pour faire cette expérience, qui en décidera, il se rend auprès de Dagerman et de Nina. Eux aussi ont tout quitté, eux aussi vivent retirés, devant la mer, mais, à la différence de lui, ensemble.
Auteur de la biographie de Georges Bataille et fondateur de la revue Lignes, Michel Surya a publié une trentaine d'essais et de récits faisant se rencontrer littérature et politique, art et philosophie. Inédit, Le Monde des amants accueille et mêle ces multiples vies et fictions.
En 2000, Michel Surya faisait paraître Mots et monde de Pierre Guyotat, Matérologies II, aux Éditions Farrago. Depuis Surya a écrit de nouveaux textes sur Guyotat et a révisé ceux publié antérieurement. La présente édition reprend donc le premier ensemble revu et corrigé, deux textes écrits depuis et, enfin, le premier écrit au sujet de Guyotat (1985) qui n'était pas présent dans le précédent volume ainsi qu'un entretien entre les deux écrivains datant de 1984. Sommaire : Préface, 2021 Mots et mondes de Pierre Guyotat, 2000 L'autre art de Pierre Guyotat, 2016 Il y a peut-être plus fort que Dieu, entretien avec Pierre Guyotat, 1984 Plus fort que Dieu ?, 2021 Annexe : « Bordel & boucherie », 1985
Réellement lu, cet auteur exigeant, peut-être même intimidant, semble de nos jours encore confiné dans une marge dont certains craignent de ne pas avoir la clé, quand d'autres pensent lui être fidèles en le réduisant à des provocations puériles.
Il est vrai que Bataille est l'auteur d'ouvrages aussi différents qu'Histoire de l'oeil et La Part maudite, Madame Edwarda et L'Expérience intérieure, L'Impossible et La Souveraineté, une oeuvre véritablement philosophique et littéraire, indissociablement, car si elle appartient à des genres très divers, elle relève pour finir du genre unique que Bataille lui a donné. L'ouvrage de Michel Surya permet de lire Bataille dans sa totalité.
Biographie (la place faite à la vie de cet auteur y est en effet considérable), Georges Bataille, la mort à l'oeuvre est également un essai de référence pour qui veut comprendre Bataille.
La contribution politique de Maurice Blanchot à la presse d'extrême droite dans les années 1930 est désormais établie et en partie connue, sur laquelle ce livre revient longuement.
Pour autant, il ne s'agit pas ici d'un réquisitoire au terme d'une instruction sur la violence des propos qui ont alors été les siens, mais, à partir des silences, des omissions, des dissimulations sur les écrits anciens de celui qui passe, à juste titre, pour le représentant de la plus haute exigence littéraire, une profonde réflexion sur la conséquence de la pensée.
Cette réflexion prend au mot Blanchot lui-même, qui écrivait, à propos de l'engagement nazi de Heidegger : "Il y a eu corruption d'écriture, abus, travestissement et détournement du langage. Sur lui pèsera dorénavant un soupçon." Un semblable soupçon frapperait aujourd'hui Blanchot, d'autant plus pesant que l'importance qu'on reconnaît à sa pensée égale celle qu'il reconnaissait lui-même à la philosophie de Heidegger.
Quelles questions la littérature pose-t-elle encore ? Et lesquelles y a-t-il lieu de lui poser de nouveau ? Le temps semble loin déjà où elle constituait un enjeu d'importance, et qui la dépassait, , lequel engageait récits, formes et langages, lesquels, eux-mêmes, engageaient quelque chose d'un rapport au monde, critique, hostile (historique-politique). Rapport en grande partie perdu. À la fin prétendue de l'histoire, répondrait la fin des avant-gardes, des manifestes, des scandales. Où le feu reprend-il, s'il reprend ?
Nul n'en doute, surtout pas l'auteur de ce livre et son postfacier : Maurice Blanchot est un écrivain considérable, un penseur considérable, auquel la modernité doit beaucoup et qu'il ne s'agit d'aucune façon de réduire.
Ce dont il est question dans ce livre, c'est de son passé politique lointain. Avant la guerre : c'était l'enjeu de L'Autre Blanchot (Gallimard, coll. « Tel »). Durant la guerre : c'est l'enjeu de celui-ci. Parce qu'il n'a certes pas tout dit à leur sujet, ce qu'on savait ; et parce qu'il est arrivé qu'il écrive des choses dont l'inauthenticité est maintenant démontrable. Silence, inauthenticité à quoi se reconnaît une certaine mémoire politique française, hémiplégique. À quoi ne doit pas se reconnaître sa mémoire intellectuelle, à plus forte raison quand c'est de Maurice Blanchot qu'il s'agit.
Après le Portrait de l
Le cinquième et dernier volet du cycle des Matériologies de Michel Surya, commencé en 1999 : la littérature et la pensée à l'épreuve de la viralité pandémique.
Une pandémie d'un côté, la littérature (et la pensée, indissociablement) de l'autre : quel rapport ? Le plus grand depuis toujours (tout le temps que les pandémies ont abondé). Mais aujourd'hui, début des années vingt du XXIe siècle, où elles se sont faites plus rares ? Le même pour une part, un autre aussi bien. On ne pense pas et n'écrit pas pareillement, même au sujet des pandémies, après qu'ont écrit, entre autres, et cités dans ce livre : Mann, Artaud, Bataille, Beckett, Adorno, Guyotat, Baudrillard, Deleuze, etc.
Pour une littérature qui empeste : un journal en forme de plaidoyer pour passer de la viralité d'un mal à la viralité du Mal, de la terreur qu'inspire l'un à l'attrait qu'exerce l'autre. Terreur et attrait dont la littérature tire beaucoup de ses principes - et la pensée pas assez.
« Mots », « pouvoir », deux mots (dont le mot « mots ») pour un même titre, en réalité.
Pour dire combien nous avons trop affaire aux mots du Pouvoir, et celui-ci pas assez aux nôtres (« Pouvoir » avec une majuscule, pour faire des pouvoirs existants, politiques, économiques, patronaux, etc., un seul, celui qu'il est).
Trop affaire aux mots dont le Pouvoir se sert, et à ceux qui servent le Pouvoir, et pas assez à des mots, qui ne le servent pas, en mesure, au contraire, de le desservir.
Trop des mots qui asservissent et pas assez des mots... « sans service », « hors service », qui « desservent » même, où en allés ?, de la littérature, du poème, de la pensée, de l'impossible, de la beauté, de la révolte, etc.
Pierre Guyotat est l'un des plus grands écrivains de l'histoire de la littérature, nul n'en doute qui sait lire.
Il vient de disparaître, il venait d'avoir 80 ans.
Tous ceux dont le nom suit rendent ici hommage à l'oeuvre, à l'homme, qui fut aussi un ami de Lignes.
Ce récit introspectif traite de la douleur d'être et des origines de cette souffrance. L'intérêt de ce texte, outre la beauté et la précision de la langue, est également dans sa dimension philosophique et politique (on retrouve ici tous les thèmes chers à Michel Surya, et que l'on retrouve dans ses nombreuses études sur Georges Bataille - dont son célèbre et indispensable La mort à l'oeuvre, plusieurs fois réédité aux éditions Gallimard - mais également dans sa série d'essais sur la domination - plusieurs ouvrages publiés chez Farrago, Léo Scheer et les Nouvelles éditions Lignes -, ainsi que développés au sein de la revue Lignes - qu'il dirige depuis 1987, et qui regroupe le plus vif de la pensée politique et philosophique contemporaine).
Le Mort-Né : un texte court, synthétique, qui ne laissera personne indifférent.
Repuritanisation des moeurs, des arts et de la pensée ? C'est ce qu'il risque de résulter - et résulte déjà - de la campagne (mondiale) de dénonciation des violences sexuelles, forme aggravée de la domination masculine. Dont il résulte aussi qu'il semble n'y avoir plus de domination qu'elle.
L'oeuvre de Georges Bataille (mort il y a 50 ans) s'introduit dans les « grands courants de la pensée du XXe siècle » pour en perturber durablement les rouages. Elle contamine la philosophie, la psychanalyse, la littérature, l'art pour en transfi gurer les icônes, en déranger « l'établissement ».
Bataille « partage », c'est le moins qu'on puisse dire, et l'étude de Michel Surya rend compte brillamment de cette fi ssion irréparable qu'il a fait subir à toutes les disciplines, à travers une oeuvre justement indisciplinée, qui constitue la 'somme athéologique' d'une religion sans Dieu, d'où émerge la fi gure d'un saint Bataille , « écrivain et martyr », dont l'épisode d' Acéphale, longuement étudié ici, constitue l'acmé et le renversement.
L'impasse est un texte pornographique, dans la lignée de ceux écrits déjà par Michel Surya il y a une vingtaine d'années (et réédités par Farrago/Scheer), Exit et Les Noyés. Mais L'impasse, commencé en 1985, retrouvé et continué en 2004, puis relu et achevé en 2007, a la dureté et la force d'un texte qui n'est plus dans l'emphase de la jeunesse. Ici, les limites elle-mêmes de l'excès sont étouffantes, la démesure ne suffit plus, l'angoisse de l'être au monde se fait plus cruelle, plus évidente, dans une mise à jour à chaque ligne plus crue, où s'affirme la certitude ne plus pouvoir être sauvé, par quoi que ce soit.
L'impasse, adresse désespérée à l'être aimé, a toute la force ravageuse des vraies mises à nue. Un livre aussi terrible que généreux. Michel Surya est incontournable de la scène intellectuelle française : directeur de la revue Lignes, il anime, depuis plus de vingt ans, l'un des principaux carrefours de la pensée. Spécialiste de Georges Bataille, directeur des Nouvelles Éditions Lignes (pour rappel, il a publié De quoi Sarkozy est-il le nom ? de Alain Badiou), il participe activement à l'établissement de nouveaux réseaux de résistance intellectuelle. Un nouveau texte de cet auteur est toujours fort attendu de ses lecteurs.
« De la résistance à la révolution ». C'est le mot d'ordre qui prévaut à la Libération. Cassou l'écrira quelques années plus tard ; le quotidien Combat en fait sa devise aussitôt. Autrement dit, la révolution accomplirait la promesse que portait la résistance. Et c'est autour de cette promesse, de ce rêve, que s'est organisée la vie intellectuelle française. Ils allaient la traverser, puis la déchirer.
Des débats qui en sont nés, de cette passion qui a fait de la France le phare de la vie intellectuelle mondiale, Michel Surya a choisi de rendre compte en se concentrant sur les oeuvres elles-mêmes, sur les conditions de leur apparition, le contexte dans lequel elles furent écrites, et l'effet qu'elles produisirent.
Travail titanesque : dépouillement systématique des revues (petites et grandes), à commencer par Les Temps modernes, La Nouvelle Critique, Les Lettres françaises ; relecture des oeuvres et de leur critique ; récit de leur réception et de leur diffusion.
Notre guide ici, ce sont les oeuvres, donc. Et quelles oeuvres, quand les intervenants ont pour noms Sartre, Mauriac, Breton, Rousset, Benda, Blanchot, Aragon, Koestler, Eluard, Leiris, Antelme, Martin-Chauffier, Vercors, Bataille, Malraux, Paulhan, Beauvoir, Vittorini, Ribemont-Dessaignes, Jankélévitch, Péret, Lukács, Mascolo, Levinas, Char, Monnerot, Ponge, Garaudy, Triolet, Camus, Lefebvre, Merleau-Ponty, Jdanov.
Ce que produit ce choc des idées ? Une formidable pénétration des thèmes de l'engagement, de la responsabilité particulière des intellectuels au regard du nécessaire et du vrai, de leur devoir de juger l'histoire et d'agir sur elle. Hommage, en quelque sorte, à ceux
qui, les premiers, ont pensé l'impasse du communisme sans pour autant renoncer à poursuivre le rêve de révolution au-delà de lui.
Que penser du mouvement des « Gilets jaunes », et comment le penser ? Penser ce qu'il a d'inédit, qui le constituent (constitution elle-même inédite), et ce qu'il peut en résulter. Le décrire aussi. Par une vingtaine d'auteurs de Lignes, que la situation divise aussi.
À quoi avons-nous eu et avons-nous affaire avec les « Gilets jaunes » ? À un mouvement social ? Sans conteste. Spectaculaire même. Un incontestable et spectaculaire mouvement social donc, et justifié, on ne peut plus justifié par la situation et par.
Un mouvement social donc, mais pas « politique » a priori puisque lui-même s'est affirmé d'emblée, avec insistance même, comme ne l'étant pas, comme étant « apolitique » - de là l'une des difficultés à l'identifier et à le penser.
Un mouvement « social » et « apolitique » convenons-en puisque lui-même nous demande d'en convenir, lequel n'a pourtant présenté d'emblée que peu de traits d'un mouvement - sociale ou politique - de gauche. La gauche de gauche et l'extrême gauche l'ont certes rallié, et avec ferveur, mais pas toute, et pas sans réticence parfois. Ferveur d'une partie de celles-ci, donc, et inquiétude d'une autre. Il est vrai que des traits constitutifs des mouvements de droite (et de la droite dure) s'y profilent aussi, qui la légitiment.
On l'aura compris, le mouvement divise, il divise Lignes même. Ce numéro se saisit de cette division pour mieux décrire, analyser et penser ce mouvement, autrement dit le moment lui-même où nous nous trouvons.
Comment, 25 ans après Jacques Derrida, penser l'hospitalité ?
Comme lui encore, c'est-à-dire comme inconditionnelle, ou tenant compte de conditions politiques considérablement détériorées?
De toutes les questions politiques, sans doute celle-ci est-elle la plus pressante.
Parmi les idées qui connaissent une forme d'extinction tout aussi brutale que celle touchant les espèces, il faut compter l'internationalisme. Comment en est-on arrivés là ? Comment le schème internationaliste, qui a orienté les pensées comme les pratiques politiques opposées à l'ordre des choses et à sa police, a pu devenir le spectre d'un spectre, qui ne hante plus tant la mémoire que les oubliettes où celle-ci s'est évanouie ? Répondre à cette question nécessite bien entendu un diagnostic, une enquête de type historique, philosophique et politique.
Ce numéro de Lignes part de ce qu'il en est d'être confiné. De l'être par contrainte, mais s'y prêtant - le contraire d'une séquestration. Le contraire certes, mais plaçant la pensée elle-même comme sous séquestre.
Qu'en est-il de la situation nouvelle qui a résulté des attentats du 7 janvier 2015 ? À entendre les représentants de la pensée critique radicale, une césure opérante a semblé se dégager : ce serait selon que le capitalisme est premier ou second dans l'analyse, que s'établiraient les pensées et se distribueraient les déclarations. Ce qu'on peut dire autrement : ou bien l'anticapitalisme est premier, et il n'y aurait de moyen de penser cette situation que comme l'un des symptômes dont seul le renversement du capitalisme aura raison ; ou bien cette situation témoigne d'autre chose, qui ne menace pas davantage le capitalisme que l'anticapitalisme qui conspire à le renverser.
La difficulté qu'on n'a alors vu presque personne aborder : les rapports ne sont-ils pas en train de changer au point que penser selon les termes des puissances respectives du capitalisme et de son opposition ne suffit plus. Une autre puissance émerge qui ravage des territoires entiers, y répandant la terreur (terreur qui n'atteint encore l'Europe qu'épisodiquement), qui n'est sans aucun doute pas moins hostile à l'anticapitalisme qu'au capitalisme lui-même. De là que l'étau se resserre : plus de gauche ou presque, où que ce soit ; un plébiscite au contraire pour un libéralisme sans fard ni frein ; une extrême droite à l'affût et aux portes du pouvoir ; et, enfin, le déferlement d'un archaïsme historique qu'on ne voit pas à quoi comparer sinon à une variante du fascisme.