Dans ce reportage très personnel, Agata Tuszynska interroge des Juifs nés en Pologne après la Seconde Guerre mondiale, éduqués dans la culture polonaise, et contraints, en 1968, de quitter leur pays lors d'une campagne antisémite orchestrée par le régime communiste. Pour la plupart enfants de Juifs communistes ayant survécu aux ghettos et aux camps, cachés chez des Polonais non-juifs, ou réfugiés en Union soviétique, ces témoins racontent leur enfance différente des autres petits Polonais, le traumatisme de devoir quitter leur pays natal, les difficultés de l'intégration dans les pays d'accueil.
Par le montage croisé de témoignages intimes, Agata Tuszynska réussit à révéler de façon émouvante un pan de l'histoire, caché jusque-là, de la Pologne.
« Józefina Szeliska, dite Juna, fut entre 1933 et 1937 la fiancée de Bruno Schulz, peintre et écrivain de génie, âme tourmentée, assassiné en 1942 dans sa ville natale de Drohobycz, en Pologne. Elle fut sa compagne et sa muse. Mais Bruno Schulz était incapable d'aimer, sinon de vivre. Accaparé par sa seule véritable passion - son oeuvre -, il devait inexorablement s'éloigner de Juna, et du monde. Elle ne l'oublia jamais, et continua de vivre avec son fantôme jusqu'à sa propre disparition, en 1991. De cette histoire, elle ne dit rien, à personne, pendant près d'un demi-siècle. Après guerre, à la rubrique «état-civil» des formulaires, elle écrivait : «seule». Voilà pour les faits. Tout le reste n'est que le jeu de l'histoire, de la mémoire et de l'imagination. » - A. T.
L'existence quotidienne, pauvre mais si pleine de vie du shtetl, les leçons de dessin de monsieur Schulz à Drogobytch, la foule dans les rues animées du quartier de Nalewki à Varsovie ; les parfums des baïgele frais et du tchoulent le soir du shabbat ; les forêts verdoyantes de Lituanie, le saule pleureur sur des rives de la Vistule, la croix en bois dans la plaine, parmi les champs de blé...
L'ombre terrible de la Shoah plane sur tous ces souvenirs, rend la mélancolie encore plus inconsolable. Tels les éclats de la mémoire, aussi douloureuse qu'enfouie, les paysages et les saveurs de l'enfance reviennent ici dans une polyphonie de voix des juifs polonais que Tuszynska interroge ou, tout simplement, écoute. Partie sur les traces du monde perdu du Yiddishland, à Vilnius, Paris et surtout en Israël, le reporter enregistre les témoignages des survivants, cherche à comprendre leur identité : juif et Israélien, religieux ou athée, parlant le yiddish, le polonais, l'hébreu, le russe...
En dix textes, par la voix d'interlocuteurs souvent anonymes, parfois connus comme David Grossman, écrivain israélien, ou Grigori Kanovitch, écrivain russe, se dégagent une vision ou plutôt des visions de l'Israël d'aujourd'hui, de sa richesse culturelle et de ses paradoxes. Les récits de Tuszynska ne sont pas politiquement corrects, ils n'évitent pas les sujets difficiles : l'antisémitisme polonais, les relations complexes des juifs ashkénazes avec la culture et la langue polonaises, les rapports à la foi et à l'idéal sioniste des Israéliens nés dans l'Est européen, les tensions ethniques en Israël...
Autant de questions épineuses auxquelles les réponses ne peuvent ni ne doivent être univoques, et qui se cherchent ici dans la multiplicité des témoignages et dans leurs contradictions.
Prix Nobel de littérature en 1978, Isaac Bashevis Singer écrivait en yiddish, une langue moribonde que ne lisaient déjà plus que quelques poignées de rescapés des cendres de l'Histoire.
Ses personnages eux-mêmes n'étaient plus que des ombres : il avait trente ans lorsqu'il a quitté la Pologne pour les États-Unis, en 1935, mais son génie créateur ne s'est jamais éloigné de la Pologne juive, du petit peuple campagnard de la région de Lublin et de la misère varsovienne de la rue Krochmalna.
" Je suis arrivée en retard pour sa mort ", écrit Agata Tuszynska dont Singer aura été le premier guide dans le monde aujourd'hui disparu des juifs polonais.
" Isaac Bashevis Singer s'est éteint le 24 juillet 1991, en Floride. Il avait quatre-vingt-sept ans. Depuis quelques années il souffrait d'une maladie qui s'accompagne de troubles de la mémoire. Et pourtant, la mémoire était sa vie, il s'en nourrissait. Il se nourrissait de sa propre mémoire et de celle d'autrui. Lorsqu'il a perdu la mémoire, il s'en est allé. Il est mort sereinement, le regard au plafond.
En silence. " En mettant ses pas dans ceux de Singer en historienne, en journaliste, en poète, à la recherche passionnée de ses propres racines, Agata Tuszynska voyagera des villages polonais aux cafés de Tel Aviv, des quartiers juifs de New York à la Floride où il est mort, et au New Jersey où il est enterré. Elle prolonge ainsi cette mémoire d'un monde qui n'a plus cours : " Je suis arrivée en retard, c'est pourquoi ce récit sera cousu, tressé, noué de la mémoire des autres, fait de rognures, de miettes, de restes.
"
Wiera est la chanteuse étoile du ghetto de Varsovie. En 1942, elle parvient à fuir, laissant les siens derrière elle. Son accompagnateur, Wladislas Szpilman, le pianiste du célèbre film de Roman Polanski, passera à la postérité. Elle, non. Car elle sera accusée après la guerre d'avoir collaboré avec les nazis et d'avoir chanté devant eux. Persuadée qu'on la persécutait, exilée, elle finit sa vie, seule, dans un petit appartement parisien.
« Prénom ? Roman, Romain, Romouchka, Émile.Nom de famille ? Kacew, de Kacew, Gari, Gary, Ajar, Sinibaldi, Bogat. Lieu de naissance : Wilno, Koursk, Moscou, steppes russes, en 1914, en mai, en décembre, dans l'après-midi... » Difficile de mettre de l'ordre dans la biographie hors norme de Romain Gary, unique auteur à avoir reçu deux fois le Prix Goncourt (pour Les Racines du Ciel et La Vie devant soi), diplomate, scénariste, pilote de guerre, voyageur. Homme célèbre qui s'est suicidé en 1980 après une carrière littéraire fulgurante. Mystificateur. Enfin, illusionniste qui jonglait avec les faits et les inventions, avec ses histoires et celles qu'il entendait, créateur infatigable de son opus magnum : sa propre biographie.
Seule Agata Tuszy ska, l'autrice de Wiera Gran l'Accusée et de La Fiancée de Bruno Schulz pouvait relever ce défi ! Elle se met en scène, enquête pour chercher la vérité, tente de dévoiler les nombreux portraits de son personnage et engage avec lui un dialogue tout en essayant de résoudre les mystères de l'identité juive de l'auteur de La Promesse de l'aube - et de la sienne. Elle évoque sa mère dominatrice et fascinante, Nina Owczy ska, leur séjour de plusieurs années à Varsovie dans les années 1920, la route pour Nice, les deux mariages tempétueux de l'écrivain (dont celui avec la star de Hollywood Jean Seberg), sa carrière artistique et celle de diplomate. Elle raconte sa faiblesse pour les pseudonymes, les destins parallèles et le jeu. Dans Le Jongleur, Agata Tuszy ska peint un portrait unique de Romain Gary, et montre comment son personnage va au-delà des limites de la pirouette artistique et des responsabilités humaines. Jongler devient ainsi la métaphore de l'art.
Traduit du polonais par Isabelle Jannès-Kalinowski
Halina, la mère d'Agata Tuszynska, a connu le ghetto de Varsovie en 1940, le pogrom de Kielce en 1946, puis la nouvelle vague antisémite en 1968. Voilà pourquoi elle a attendu que sa fille ait dix-neuf ans pour lui révéler qu'elle était juive. Une réalité qu'Agata met des années à intégrer. Elle décide alors d'enquêter sur le passé de sa famille et de renouer les fils arrachés.