La France, dit-on, serait la patrie des intellectuels. Ce lieu commun occulte la virulence des haines que s'attirent les clercs au « pays qui aime les idées ». Faut-il considérer que les accès d'anti-intellectualisme que l'histoire a retenus ? l'affaire Dreyfus, le « procès de l'intelligence », la « querelle des mauvais maîtres » ? ne seraient que des accidents de parcours propres à dramatiser le récit national ?
Cet ouvrage montre au contraire que l'anti-intellectualisme manifeste, en France, une ardeur continue depuis le XIXe siècle. De Proudhon à Michel Houellebecq, des anarchistes aux catholiques intransigeants, des nationalistes maurrassiens aux maoïstes ou aux situationnistes, il entrelace des traditions à première vue contradictoires, dont les clivages manichéens - entre la gauche et la droite, l'art et la critique, la mondanité et la science, l'élitisme et le populisme - ne permettent pas d'appréhender la convergence au sein d'une culture partagée.
Aux « rhéteurs », aux « gendelettres », au « prolétariat des bacheliers », aux « fonctionnaires de la pensée », aux « intellectuels fatigués », à l'« intelligentsia », on reproche de servir le pouvoir ou de subvertir le peuple, de s'engager ou de se taire, de parler pour les autres ou de disserter entre eux... Mais derrière le procès des intellectuels, le plus souvent instruit dans leurs rangs, c'est moins une « guerre à l'intelligence » qui est menée que des batailles de frontières autour de leur place en démocratie.
Pour comprendre nos sociétés démocratiques toujours en quête d'elles-mêmes, explique Pierre Rosanvallon, il faut articuler l'histoire de l'âge moderne et l'analyse du monde contemporain. Et pour cela inventer la méthode et les outils conceptuels qui permettent à la fois de tirer parti de l'étude du passé et de saisir ce qui nous en sépare. C'est ce à quoi son ouvre, de L'Âge de l'autogestion (1976) à La Société des égaux (2011), n'a cessé de travailler, s'attachant à mesurer les évolutions de notre temps et à saisir ce qui peut permettre aux promesses de liberté et d'égalité d'être tenues. La démarche est originale, en grande partie inclassable et incontestablement féconde. Elle convoque une pluralité de savoirs, invite les disciplines à dialoguer, appelle la discussion.
C'est à cette intention que répond le présent ouvrage, tiré du colloque de Cerisy qui s'est tenu en septembre 2014 autour de l'ouvre de Pierre Rosanvallon. Réunissant historiens, sociologues, politistes, philosophes, il se veut à la fois une réflexion sur la singularité d'un travail dont les effets sont sensibles dans le monde intellectuel, et une discussion des thèses autour desquelles l'ouvre de celui-ci se structure.
Avec les contributions de Sarah Al-Matary, Yohann Aucante, Bruno Bernardi, Alain Chatriot, Nicolas Delalande, Nicolas Duvoux, Chloé Gaboriaux, Florent Guénard, Justine Lacroix, Françoise Mélonio, Jean-Claude Monod, Samuel Moyn, Daniel Sabbagh.