«Comment s'est formée cette rue flottante ? Quels marins, avec l'aide de quels architectes, l'avaient construite dans le haut Atlantique à la surface de la mer, au-dessus d'un gouffre de six mille mètres ? Cette longue rue aux maisons de briques rouges si décolorées qu'elles prenaient une teinte gris-de-France, ces toits d'ardoise, de tuile, ces humbles boutiques immuables ? Et ce clocher très ajouré ? Et ceci qui ne contenait que de l'eau marine et voulait sans doute être un jardin clos de murs, garnis de tessons de bouteilles, par-dessus lesquels sautait parfois un poisson ?»
«Supervielle a reçu ce don : d'exprimer et de prolonger en nous ce qui semblait indicible. C'est un don qui s'accorde à l'innocence, à la fraîcheur jusque dans l'angoisse, au coeur démuni qui s'ouvre, s'étonne et participe à la communion. Appeler les choses qui ne sont point comme si elles étaient, voilà, selon saint Paul, l'un des attributs de Dieu. Oh ! le poète ne se prend pas pour Dieu. Mais enfin, à sa façon, façon d'homme... Et d'ailleurs il va, pour éviter toute confusion, user de l'humour, jouer, sourire, prendre des airs facétieux ou cocasses, montrer, en bon innocent, qu'il n'est pas dupe de son innocence. Supervielle le fait, et nous charme d'autant plus. C'est qu'il n'y a nulle dérision dans son sourire, et que, sous ses petits airs malicieux, la tendresse est là, et l'amour.»Marcel Arland.
Les chevaux du temps Quand les chevaux du Temps s'arrêtent à ma porte J'hésite un peu toujours à les regarder boire Puisque c'est de mon sang qu'ils étanchent leur soif. Ils tournent vers ma face un oeil reconnaissant Pendant que leurs longs traits m'emplissent de faiblesse Et me laissent si las, si seul et décevant Qu'une nuit passagère envahit mes paupières Et qu'il me faut soudain refaire en moi des forces Pour qu'un jour où viendrait l'attelage assoiffé Je puisse encore vivre et les désaltérer.
«Aux grenouilles de la modernité qui n'en finissent pas de se faire aussi grosses que le boeuf, aux éléphants poétiques gambadant dans la forêt de l'Être, Supervielle répond par la fable, et prête aux dieux, aux bêtes et aux arbres sa parole ou son silence. Il faut, cela va de soi, mettre Dieu au singulier. Même s'il arrive à Vénus, au corps plein de lignes, de faire une brèche dans ce monothéisme poétique, le pluriel nous entraînerait dans un réseau par trop archaïque. Un seul Dieu, donc, paré d'une majuscule, en qui l'on reconnaîtra un cousin éloigné de celui de la Genèse, respectant grosso modo la chronologie biblique. Si je crois en Dieu, ce n'est qu'en poésie, disait Supervielle à Nadal. Prenons au pied de la lettre cette déclaration, non pour sa portée religieuse ou métaphysique, qui n'est pas notre affaire, mais pour sa portée poétique. Dieu est ici ce que les rhétoriciens appelleraient une fiction.» Jean Gaudon.
Sur l'horizon de la poésie française, Supervielle apparaît comme une brumeuse silhouette, une fumée volcanique absolument étrangère à notre paysage. Il n'a ni l'éclat du lyrisme, ni la précision oratoire des classiques, ni la rêverie des romantiques, mais une simplicité exigeante qui recouvre bien des conflits intérieurs. On le voit sur les confins de la perception, un espace où s'exerce l'Oublieuse mémoire, cette part d'obscurité dérobée à l'intime, à l'instant où déjà elle ne lui appartient plus. Derrière lui, la gigantesque Cordillère des Andes, un horizon hagard de pampa, un continent neuf, où plane encore une sorte d'horreur cosmique et d'énorme fantaisie créatrice, où les éléments ne sont pas encore domestiqués : elle semble traduire les messages d'une autre perception. Poésie du Nouveau Monde où s'exprime une sensibilité penaude et télépathique, une intelligence sourde et protéiforme, qui installe en nous, dans une proximité surprenante, l'énigme d'un changement indéfini, - une migration intérieure qu'il faut risquer avant de l'éprouver comme une ressource. Cette poésie à nulle autre pareille, difficile à classer parmi les courants qui se sont succédés tout au long du siècle, a cependant réussi à rallier les suffrages des grands écrivains contemporains (Breton, Paulhan, Michaux, Cocteau entre autres) : c'est eux qui le sacrèrent en 1960 Prince des poètes.
«Antoine Charnelet, mon petit, dit l'étranger avec beaucoup d'émotion dans la voix, tu as donc perdu ta bonne ? N'aie pas peur, je suis déjà ton ami et tu vas voir que tu me connais.»Ce grand monsieur a un léger accent. «Veux-tu monter dans ma voiture ?»C'est une magnifique limousine si neuve qu'elle semble se trouver encore à la devanture d'un magasin des Champs-Élysées.
Marquée par le temps de l'enfance et un sentiment d'étrangeté, la poésie de Supervielle aborde des secrets essentiels. Entre tradition et modernité, subtile et musicale, elle nous touche au plus intime.
L'oeuvre de Jules Supervielle est marquée par la nostalgie de l'enfance, un sentiment d'étrangeté, mais aussi d'exaltation éprouvée au contact des grands espaces, l'immensité des paysages de son pays, les profondeurs souterraines et sous-marines, les lointains du ciel et des étoiles : «Il fait humain partout au monde», dit le poète, qui a le sentiment d'habiter l'univers. Supervielle est aussi le poète des commencements, ce que dénotent bien les textes choisis pour cette anthologie qui ressemblent parfois à des berceuses. Il chante l'enfance, il esquisse des paysages, il illumine des instants de vie... Grâce à sa clarté d'expression, son souci d'unité, de simplicité, de transparence, il parvient à dire des secrets essentiels.
«Rêves et réalités, farce, angoisse, j'ai écrit ce petit roman pour l'enfant que je fus et qui me demande des histoires.» Bien avant les romanciers sud-américains, Supervielle a su capter dans la plaine australe l'image géographique du néant, le sentiment intolérable d'une force inemployée du monde.
«Noé n'avait pas attendu le déluge pour construire son arche ; il l'établit avec tant de soin et de ruses que la pluie évitait son voisinage comme si contre elle il n'y avait absolument rien à faire ni même à tenter.Les bêtes désignées pour figurer dans le vaisseau de Noé arrivaient deux à deux et parfois de très loin. Et les couples heureux d'avoir évité la grande mouillure se disaient en montant les degrés de l'Arche : Et maintenant, vive l'Inconnu»
«C'étaient les premiers souffles du monde où le chaos et la nuit, depuis toujours accouplés, finirent par engendrer coup sur coup le destin et le temps, la terre, le ciel et le soleil. Et quelques grands personnages que l'on appela dieux.»
Uruguay est un magnifique récit, devenu introuvable, sur l'enfance, l'exil, la langue française.
Dans un style ample, la phrase se met à embrasser tout une vie.
« Une phrase, une journée, toute la vie, n'est-ce pas la même chose pour qui est né sous les signes jumeaux du voyage et de la mort ? » Dans une préface inédite, Marie-Laure de Folin, petite fille de Supervielle, évoque ses souvenirs avec son grand-père.
La correspondance de Supervielle frappe par sa richesse : la qualité des destinataires - Jean Paulhan, Valery Larbaud, Marcel Jouhandeau, Victoria Ocampo - et l'idée de la littérature qui s'y développe en font un outil précieux pour reconstituer le panorama de la vie littéraire de la première moitié du xxe siècle.
Les échanges inédits de Supervielle avec une cinquantaine de correspondants permettent, par leur variété et leur richesse, de rassembler les éléments d'une biographie de l'écrivain et d'apporter un éclairage nouveau sur les liens des acteurs de la vie littéraire de la première moitié du xxe siècle.
«L'oubli, ce créateur à rebours, ne cesse de travailler en silence. N'est-il pas l'ange qui veille sur la libre circulation de nos images et fait le choix entre celles qui nous conviennent et les autres ? Sa présence est constante dans l'obscur de nous-mêmes, où rien n'égale la délicatesse de ses procédés, la discrétion de ses coups de gomme. La mémoire, bien sûr, n'en continue pas moins à faire des siennes, elle surgit tout d'un coup avec la violence, le pathétique de ses images et de ses obsessions, les visuelles, les auditives et les autres.» Mais n'oublions pas non plus ce qui rattache ce recueil aux précédents du même auteur : le mystère, loin de l'empêcher, favorise ici la compréhension du poème. Et ne pourrait-on dire aussi que dans ces vers d'un poète français né aux antipodes, on sent toujours un peu tourner la terre sous ses pieds, et le ciel sur sa tête ?
Boire à la source, c'est s'arrêter et regarder sa vie, les endroits où l'on a passé, les êtres que l'on a connus, ce qui vous a fait ce que vous êtes, avec des yeux de poète et avec des yeux d'homme. Ce livre nous promène d'Oloron à Montevideo, de la France à l'Uruguay ; mais cet itinéraire sentimental, au cours duquel l'auteur décrit sa jeunesse, son adolescence, fait revivre les parents, les amis, les individus pittoresques, ardents ou touchants qui l'ont entouré, est aussi une succession de tableaux colorés et véridiques qui font à la fois connaître et regretter les pays qu'ils représentent.