Une étudiante en journalisme issue de la grande bourgeoisie blanche de Port-au-Prince fait l'expérience de l'altérité en se penchant sur la mémoire d'un homme surnommé Capitaine, son quartier en désuétude jadis bastion des luttes politiques, ses fantômes et, ce faisant, trouve avec lui et d'autres "échoués" le chemin pour faire de la vie une cause commune. Avec «Ne m'appelle pas Capitaine», Lyonel Trouillot retrouve l'altitude unique et enivrante de «La Belle amour humaine», aussi littéraire qu'universelle.
Entre le "Kannjawou", un bar où nantis et représentants des forces d'occupation d'Haïti vont faire la fête et la rue de l'Enterrement où, à l'orée de l'âge adulte, quelques jeunes gens déshérités se cherchent un destin, Lyonel Trouillot brosse le portrait d'une humanité en proie à ses illusions ou à ses renoncements face à la confiscation séculaire, en Haïti, du devenir d'une population et de sa culture que ne cesse de nier, sans coup férir, le pragmatisme des stratégies internationales.
A bord de la voiture de Thomas, son guide, une jeune occidentale, Anaïse, se dirige vers un petit village côtier d'Haïti où elle espère retrouver les traces d'un père qu'elle a à peine connu et éclaircir l'énigme aux allures de règlement de comptes qui fonde son roman familial.
Le caractère particulier de ce voyage encourage bientôt Thomas à prévenir la jeune femme qu'il lui faudra très probablement renoncer à une telle enquête pour faire l'expérience, dans ce village de pêcheurs dont il est lui-même issu, d'un véritable territoire de l'altérité où les lois sont amicales et flexibles, les morts joyeux, et où l'humaine condition se réinvente sans cesse face aux appétits féroces de ceux qui, à la manière du grand-père d'Anaïse et de son complice en exactions, le "colonel" - tous deux jadis mystérieusement disparus dans un incendie -, cherchent à s'octroyer un monde qui appartient à tous.
Dans ce roman qui prône un exercice inédit de la justice et une fraternité sensible entre les hommes sous l'égide de la question : "Quel usage faut-il faire de sa présence au monde ?", Lyonel Trouillot, au sommet de son art, interroge le hasard des destinées qui vous font naître blanc ou noir, puissant ou misérable, ici ou ailleurs - au Nord ou au Sud. S'il est vrai qu'on est toujours "l'autre de quelqu'un", comment et avec qui se lier, comment construire son vivre-ensemble sinon par le geste - plus que jamais indispensable en des temps égarés - d'accueillir, de comprendre ?
Jeune avocat d'affaires dévoré d'ambition, Mathurin D.
Saint-Fort a voulu oublier ses origines pour se tenir désormais du meilleur côté possible de l'existence. Jusqu'au jour où fait irruption dans sa vie Charlie, un adolescent en cavale après une tentative de braquage, qui vient demander son aide au nom des attachements à leur même village natal. Débusqué, contraint de renouer avec le dehors, avec la douleur du souvenir et la misère d'autrui, l'élégant Mathurin D.
Saint-Fort embarque, malgré lui, pour une aventure solidaire qui lui fait re-traverser, en compagnie de Charlie et de quelques autres gamins affolés, les cercles de la pauvreté, de la délinquance, de la révolte ou de la haine envers tout ce que lui-même incarne. Mathurin, Charlie, Nathanaél, Anne : quatre voix se relaient ici pour dire, chacune à son échelle, le tribut qu'il incombe un jour à chacun de payer au passé, qu'il s'agisse de tirer un trait sur lui afin de contourner l'obstacle, de l'assujettir à une idéologie - ou, plus rarement, et quoi qu'il en coûte, de demeurer fidèle au "yanvalou", ce salut à la terre ancestrale, en retrouvant les liens qui fondent une communauté.
Voyage initiatique au coeur de la désespérance, Yanvalou pour Charlie est sans aucun doute le roman de l'abandon des hommes par les hommes, et le chant qui réaffirme la rédemption d'être ensemble - en Haïti comme ailleurs.
À Port-au-Prince, Ti Tony vit dans une seule pièce qu'il partage avec son frère Franky et leur mère Antoinette. Alors que Franky aime les mots et les histoires, il se lance dans l'écriture d'un livre sur Antoine des Gommiers, cet incomparable devin que les haïtiens portent aux nues. Mais la popularité de ce chamane n'est pas l'unique raison d'un tel projet littéraire, Antoine des Gommiers serait le grand-oncle d'Antoinette, une filiation qui change tout même si Ti Tony, lui, ne saura jamais s'emparer de la fiction pour voir la vie en bleu. Un livre magnifique, où l'amour filial transcende la misère.
Alors quil semble enfin devoir connaître le succès, Pedro, jeune comédien haïtien en tournée à létranger, se jette du douzième étage dun immeuble. Dans son pays natal, deux amis tentent alors de comprendre les raisons qui ont conduit au suicide un homme que le terrifiant mélange du social et de lintime a transformé en plaie ouverte. Au point de le contraindre, pour être lui-même, à devenir tous les autres, sur la scène comme dans la vie. Et à signer de sa disparition léchec de la poésie et du langage à combler la faille qui sépare la lettre du réel.
Port-au-Prince, début 2004, année du bicentenaire de l'indépendance d'Haïti. En cette matinée dominicale, un jeune homme, Lucien, quitte à pied les quartiers pauvres pour rejoindre la manifestation organisée en ville par les étudiants. Le roman est le récit de sa journée de sa descente vers la ville, au petit matin, jusqu'à l'ultime charge de la police lors de laquelle la mort va le surprendre.
Au fil de sa marche, Lucien refait en esprit le trajet qui l'a conduit du village de l'enfance vers la ville à l'improbable avenir. Les voix aimées et irréconciliables résonnent dans sa tête : celle de sa mère, vieille paysanne exilée dans sa province reculée ; celle de son frère cadet qui a mal tourné au contact de la ville ; celle de l'Etrangère, la femme que Lucien aime sans vraiment la connaître, une journaliste avec qui il a sympathisé un soir ; les voix, enfin, de ses camarades étudiants ou de voisins. De rue en rue, s'élève le chant empêché et inaltérable d'un peuple que l'histoire a voulu crucifier.
Dédié à celles et ceux qui sont descendus dans la rue en Haïti en 2003-2004, ce bref et incandescent roman est né de la nécessité profonde et urgente, pour son auteur, de rendre compte, en écrivain, d'un drame dont, comme tant d'autres Haïtiens, il a, au fil des mois qui précédèrent la chute d'Aristide au printemps 2004, éprouvé la violence. Pareille entreprise affirme une nouvelle fois que la littérature, transcendant le commentaire, est sans doute l'un des plus puissants antidotes au chaos qui, partout, menace.
A bientôt cinquante ans, celui qui raconte l'histoire est cet ex-jeune homme féru de littérature, dont les trois autres, parce qu'il commettait alors en secret des poèmes d'amour destinés à séduire d'inaccessibles jeunes filles, aimaient à se moquer un peu en l'appelant "l'Ecrivain". Les trois autres ? Les "Aînés", à savoir : "l'Historien", "l'Etranger" et Raoul. A une époque désormais lointaine, ces quatre-là avaient en effet, pendant quelque temps, bricolé leur aléatoire petite communauté de solitudes, jouant, presque chaque jour, à longueur de soirées, dehors, sous l'arbre d'une cour de Port-au-Prince, une interminable partie où circulaient, en lieu et place de cartes à jouer, leurs récits à chacun. Et leurs mensonges. Aujourd'hui, l'aspirant-poète, devenu entre temps un écrivain reconnu, participe à un colloque littéraire. Dans l'assistance, il vient d'apercevoir une jeune femme vers laquelle il se sent soudainement porté comme s'il avait, toutes affaires cessantes, à lui raconter une histoire. Son histoire. Mais, pour ce grand timide, pour cet homme de l'écrit, pour cet homme qui sent que la jeunesse est en train de déserter son corps, toute parole est périlleuse car trop nue, exhibitionniste presque et, c'est pourquoi il se résout à adresser une lettre à la jeune femme. Pour l'écrire, il dispose du temps que dure le colloque. C'est de l'amour - et d'amour ? - qu'il aimerait parler à l'élue anonyme, sans doute, se dit-il, pour lever un tabou très ancien et dont il souffre à présent. Mais comment faire quand on se considère comme un analphabète en la matière ? Est-il imaginable de vouloir faire ses premiers pas, à cinquante ans, sur les territoires du discours amoureux - genre honni et qu'on a donc fui depuis toujours ? Craignant que sa "déclaration" ne ressemble à quelque testament qui ne lèguerait rien, l'écrivain, ironiquement soudain en manque de langage, substitue alors au lexique et à la syntaxe amoureuse qui font si cruellement défaut, le récit de l'expérience, cruciale, qu'il vécut, à vingt ans, dans le commerce des "Aînés", ces trois hommes, seuls, comme lui - mais, à sa différence, alors déjà en fin de parcours. Ces trois réfugiés de la vie, ces trois " clandestins " en quelque sorte, échoués là, dans la modeste pension de famille où l'étudiant sans ressources avait lui aussi élu domicile, ces hommes qui, au moins, savaient l'art de raconter leurs histoires et même leurs histoires d'amour, plus réelles d'être parfois peut-être admirablement fictives ! Sous l'arbre, leurs récits prenaient l'allure d'épopées et d'affabulations merveilleuses chez l'Etranger, le vieux voyageur toujours farouche et revenu de tous les tours du monde ; de diatribes courroucées, polémiques, douloureuses chez l'Historien, grand bourgeois mis au ban de son milieu d'origine pour avoir abandonné son statut prestigieux et ses recherches afin de consacrer à l'alcool le reste de son existence ; de fables à double-fond et autres énigmes chez Raoul, le retraité de la fonction publique qui aimait bien les cimetières. Trois Socrate fracassés et improbables, trois aèdes, trois vivants, trois perdants magnifiques, trois amants, trois menteurs, que le jeune homme, médusé, a écoutés des soirées entières, dans un silence respectueux, une inquiétude fascinée, engrangeant les enseignements contraires que prodiguent l'éphémère et la mémoire, découvrant, avec effarement, la fiction dans la mémoire et la mémoire dans la fiction. Et que l'amour est parfois plus fort hors du langage.
Avec ce livre et après Bicentenaire (très remarqué pour la manière dont il mettait en scène les événements sanglants qui bouleversèrent Haïti à la fin de 2003), Lyonel Trouillot, abandonnant pour l'heure la veine "engagée" de son écriture, propose, sur un mode lyrique et personnel, une superbe méditation sur l'imaginaire, l'amour et la mémoire. Et c'est en écrivain au sommet de son art qu'il dévoile ici la nature intime du rapport, singulier et bouleversant, qu'il entretient avec la fiction.
Ils sont trois à raconter " la nuit de l'Abomination " - nuit mi-fictive, mi-réelle - lors de laquelle l'histoire récente d'Haïti revêt des allures d'apocalypse.
C'est la vieillissante tenancière d'un bordel qui la première prend la parole : véhémente, ironique, désespérée, elle mêle à sa chronique imprécations et prophéties, dénonçant la corruption, citant les noms des acteurs et des victimes de la boucherie permanente dont l'île est depuis trop longtemps le théâtre. A la fois mémoire et oracle, elle tient le registre et l'état civil de la catastrophe.
Dans une maison retirée, chez un intellectuel, on écoute la radio, on s'inquiète, on débat encore.
Mais cette nuit-là, le jeu des controverses politiques - et amoureuses - risque bien de ne plus faire le poids.
La troisième voix est celle d'un chauffeur de taxi, heureux possesseur d'une Toyota - sa raison de vivre et sa fierté. Cette nuit-là, il va perdre son client, sa voiture et sa jambe gauche.
Avec rue des Pas-Perdus, Lyonel Trouillot a, dit-il, écrit un " livre d'humeur ". S'élevant contre la lutte sans merci que se livrent les derniers représentants de la dictature et les tenants d'un nouveau populisme rivalisant pour exploiter à leur seul profit la " rage " des laissés-pour-compte, l'écrivain donne à entendre, à voir, à ressentir - et à comprendre - ce qu'il en est d'un pays laminé par l'irresponsabilité criminelle de ceux qui reconduisent sans trêve la logique de la violence.
Généreuse, libre et sûre, dotée d'un souffle impressionnant, la langue de Lyonel Trouillot ébranle, surprend et bouleverse dans sa manière saisissante de substituer à une information prédatrice un lyrisme radical seul à même de rendre justice à l'infini de la souffrance.
Un jour, à vingt-six ans, Thérèse se découvre investie par son double : voici l'heure de " l'autre Thérèse ", si loin, si proche.
Qui s'empare du corps de la jeune femme, lui en révèle les désirs, et la force, enfin, à ouvrir des yeux - qu'elle a soigneusement tenus fermés jusqu'alors - sur sa vie dans " une ville sans chemin " où " même les rêves ont une heure pour rentrer ".
Récit d'une crise, récit d'une insurrection de l'âme, vibrant de la transe où manque naufrager sa narratrice possédée, Thérèse en mille morceaux dit la difficulté de naître à l'individualité dans une île déchirée, vers laquelle, de livre en livre, Lyonel Trouillot trace un brûlant chemin d'écriture.
Pour la collection Essences, Lyonel Trouillot sest prêté au jeu des réminiscences olfactives. Sans précision de lieu ni dépoque, une mère parle à sa fille. Fugitive marquée au fer dune fleur de honte, elle revisite les parfums violents de ses haltes et de ses errances. Un voyage dans le souvenir de cités délabrées, de paysages désertiques, de musiques barbares, de corps défaits et de rêves interdits qui fait naître en elle, comme après chaque épreuve, dans la promesse de lenfant à naître à qui elle raconte aujourdhui son histoire, le doux parfum des temps à venir.
« C'est quand on essaye de l'écrire que se pose à nous la question de savoir ce qu'est la poésie. Peut-on prétendre que c'est bien elle qu'on écrit ? Un tel savoir impliquerait de pouvoir la nommer dans son être ou dans ses fonctions, attitude quelque peu prétentieuse ou réductrice. On ne peut non plus prétendre ne pas la connaître un peu, ne pas sentir sa présence dans des textes qu'on a lus, sans dire que les textes en question l'épuisent ou la définissent. Affronter la poésie, c'est vivre dans le doute. Y touche-t-on ? La touche-t-on ? D'où, chez moi l'hésitation à donner à lire celle que j'essaye de faire, ou à donner à lire les textes que je fais comme étant de la poésie.
Je viole une de mes lois secrètes en donnant à lire ce choix de textes. Qui couvre une période de trente ans. Mes hier et mes aujourd'hui, mes démêlés avec des intentions esthétiques et des questions humaines qui me traversent, me quittent, me reviennent.
J'ose donc partager ce doute sur la poésie avec le lecteur qui le voudra. L'écriture poétique restant pour moi la plus sacrée des fêtes païennes et une entreprise de restitution langagière sans égale, par les blessures, les songes et le rapport au réel, individuels et pourtant communs qu'elle interpelle. C'est là où je partage mes peurs, et me fais peur. Là où, résolument timide, je noue avec moi, et avec toi, une relation aussi nécessaire qu'improbable. » Lyonel Trouillot Cette anthologie est sa seule anthologie poétique parue en France, elle couvre trente ans d'écriture poétique.
Une nouvelle poètique en trois fragments de journal intime - celui d'un prisonnier amoureux d'Haïti et d'une femme dont il pourrait être le meurtrier - où l'auteur donne libre court à toute sa verve poétique.
C'est en même temps la confession d'un crime et le récit d'une cavale.
Le narrateur, colin, a aidé sa soeur mariéla à tuer leur père. l'acte n'a pas été délibéré. le geste accompli par ces deux enfants d'haïti n'a fait qu'obéir à la logique de la violence qui règne dans leur "cité" aux allures de bidonville. colin qui vénère par-dessus tout son indépassable grande soeur, la seule à incarner la liberté et la beauté à ses yeux, ne peut rien dire sur le mobile de leur crime : il sait qu'ils ont tué mais il ne sait pas s'ils sont coupables.
Les enfants des héros, c'est, en trois jours de fuite, un univers embrasé par la confession d'un coupable-innocent en quête de sa parole propre, d'une voix à soi, capable de faire apparaître l'autre visage d'une réalité supposée, d'émanciper un être de la condition à laquelle un drame veut définitivement l'assigner.
Lyonel Trouillot nous fait dans ce livre l'inventaire de sa vie, de ses passions, de ses amis, de ses lectures et de ses combats.
"C'est toujours idiot de raconter ses souvenirs. Ils prennent leur autonomie, nous échappent, nous reviennent, avec cette façon qu'ont les choses rebelles de ne pas demander notre avis avant de se manifester. Et puis, parler, raconter, c'est toujours cacher quelque chose. Le récit est le territoire même de l'évitement. Pendant que vous me racontez une histoire, d'autres se déroulent qui mériteraient tout aussi bien d'être contées. Qui en moi décide de ce dont je me souviens ? Et pourquoi ai-je choisi l'oubli de tel visage ou de tel événement ? Peut-être n'ai-je livré que les choses avec lesquelles il m'est permis de vivre en cachant celles qui me hantent vraiment ?" Lyonel Trouillot
S'agit-il de l'enfermement, du désir, des ratages, il faudrait pouvoir aller au plus près du rien, écrire ou se laisser écrire et se taire en même temps.
Donner acte à la vieille formule qui veut " réduire les choses à leur plus simple expression ". c'est la négation de tout ordre qui tue, ce cri du rebellé et ce silence du vaincu que j'ai tenté de côtoyer dans ces textes. au plaisir ou au désespoir de pousser l'ellipse et la fragmentation à proximité du non dit.
Le mot de l'éditeur : « Il est dit dans le conte que partout s'étendirent la haine et le mensonge. » Les mots par lesquels s'ouvre Cité perdue semblent convier le lecteur à une bien triste aventure humaine : celle où règnent l'égoïsme et la dissimulation, la peur de l'autre et les rapports de domination. Et pourtant chacun rêve de l'exact contraire : l'amour et l'égalité entre les êtres, le goût des portes qui s'ouvrent et des mains qui se tendent, ce « jour d'épaule nue où les gens s'aimeront », comme le chante un vers d'Aragon. Avec un sens aigu du tendre et du faillible, deux poètes chantent ensemble « la beauté des recommencements » et tracent un chemin d'espérance. Celui du « chant élevé à hauteur d'idéal », là où le tremblement de sens du poème fonde notre liberté et notre goût de vivre. Un livre écrit à quatre mains, auxquelles se joignent, fabuleuses, celles d'Ernest Pignon-Ernest.
Premier du genre, le Dictionnaire de la rature est un recueil aussi subjectif que jubilatoire dans lequel Geneviève de Meaupou, Lyonel Trouillot et Alain Sancerni se donnent pour mission de supprimer - la rature cherchant, par essence, à faire disparaître ce qui est écrit - les mots qui les fatiguent, et ainsi secouer les lieux communs, dynamiter avec impertinence les formules et tropes qui tournent à vide dans «la marée des phrases courantes». Si l'on pense avec Camus que «mal nommer les choses est ajouter aux malheurs du monde», les raturer c'est mettre en place les conditions d'une meilleure lecture du monde, par l'effacement progressif des notions inutiles ou sursaturées, des mots dénués de sens ou désormais viciés.
Sont convoqués au hasard des pages : Absence, Beau-frère, Conviction, mais aussi Expert, Horizon, Identité, Majorette, Origine ou encore Platane et Travail. Soit, quelque 120 mots pour un projet radical s'il en est, puisqu'il s'intéresse à ce que tout dictionnaire est censé fonder, une langue.
2004 : bicentenaire de l'indépendance d'Haïti, ouverture d'une période dite de transition démocratique, et arrivée sur l'île d'une mission des Nations unies. Un an plus tard, c'est la rencontre entre deux individus que tout oppose : un écrivain haïtien qu'on dit engagé, athée et libertaire. Une française, employée des Nations unies, qui a d'autres croyances. Entre eux, contre eux, une Histoire reçue en héritage et des visions du monde peut-être irréconciliables, dont témoigne la correspondance qu'ils entretiennent alors. Confrontés au grand et universel malentendu dont la différence fait le lit, se heurtant, à leur corps défendant, aux limites de l'échange, qu'ils poursuivent avec une obstination généreuse et ce courage qu'il faut pour demeurer soi-même, affrontant leurs altérités respectives, au risque du conflit, dans un dialogue toujours plus périlleux à mesure qu'il s'émancipe des lieux communs pour s'approcher d'une réalité impossible à désigner par des mots confortables et qui ne changeraient plus, les deux correspondants construisent au fil de ces lettres surprenantes, dérangeantes, la médiation fragile d'une parole audacieuse qui confère enfin sa vérité à l'expérience humaine de leur rencontre.