Avec le temps, une oeuvre d'art s'éloignera fatalement du sens que, par provision, son auteur lui donne. Celui-ci, néanmoins, escompte secrètement cette méprise future comme une solution possible à son énigme. S'il est vrai que «le fondement même du discours interhumain est le malentendu» (Lacan), on devrait considérer l'art, ou la relation artistique, comme un malentendu spécialement productif, paradoxal et initiatique. Ce ne sont ni les peintres ni les regardeurs qui font les tableaux, mais la conjugaison de l'inconscience des uns et des bévues des autres : ils se déchargent l'un sur l'autre de la responsabilité d'un sens qui n'en finit pas de leur échapper. Le présent ouvrage évoque quelques-unes de ces méprises en symétrie inverse, indéfiniment reconduites, et qu'on peut considérer finalement comme des «ratages réussis». Ce n'est pas le moindre intérêt de l'histoire de l'art que ces coups de théâtre qui rendent le passé lui-même imprévisible.
L'artiste est un individu apparemment atypique, parfois anormal ou déviant, dont pourtant la complexion psychique se trouve être du diapason de l'inconscient collectif - " un ambassadeur du monde muet ", disait Francis Ponge ; ambassadeur du futur aussi bien, sourd à la tonalité ambiante, mais sensible à des harmoniques subtiles. On ne sait quel hasard biographique l'investit du pouvoir divinatoire de jouer ses propres fantasmes comme un prélude aux temps à venir. Ainsi le troisième millénaire est-il né sous le signe de la pulsion de mort, et sous le parrainage d'artistes qui, dans leur vie comme dans leur oeuvre, ont fait vibrer la consonance du symbole et de l'absence. Le suicide, dans leur cas, n'a pas nécessairement pris la tournure brutale d'un passage à l'acte, il a trouvé son efficacité symbolique, il a même pu être différé une vie durant. En tant que processus de disparition visible ou intelligible, il prend un sens qui excède la sphère personnelle, illustrant ce paradoxe de Kafka : " Loin, loin de toi se déroule l'histoire mondiale, l'histoire mondiale de ton âme ". C'est la vérité de notre temps qui transparaît dans l'oeuvre de ces êtres métaphoriques qu'on peut qualifier de suicideurs plutôt que de suicidés.