La publication des « Cahiers noirs » de Heidegger en Allemagne a mis au jour plusieurs passages, écrits dans les années 1938-1941, au contenu antisémite incontestable. Peter Trawny, spécialiste de Heidegger et éditeur de ces « Cahiers », affronte la thèse prédominante jusqu'à aujourd'hui qui voudrait que l'engagement de Heidegger dans le national-socialisme n'ait pas impliqué de sa part une adhésion à l'antisémitisme. Selon lui, si Heidegger s'écarte de l'antisémitisme « vulgaire » des nazis, il en donne bien une reformulation en termes d'« histoire de l'être ». Autrement dit, il intègre l'antisémitisme à son interprétation philosophique de l'histoire mondiale. Avec tout le sérieux scientifique, le sens historique et philosophique qui s'imposent, l'auteur cherche à répondre aux questions que soulève cette découverte.
C'est à Peter Trawny que nous devons la publication internationale de Heidegger et l'antisémitisme, où il commentait et mettait en perspective certains passages des Cahiers noirs. Documentant rigoureusement ces passages désastreux, il lançait un débat mondial sur la nécessité d'une réinterprétation d'ensemble de la pensée de Heidegger, qui est loin d'être clos.
Pour autant, Trawny se refuse à en conclure que Heidegger devrait cesser d'être considéré comme un philosophe, et lu entièrement au prisme de cette imprégnation par l'antisémitisme, dont son oeuvre publiée ne portait jusqu'alors pas trace. L'auteur d'Être et temps doit continuer d'être lu et commenté en tant que tel. C'est ce qu'entreprend cette « introduction critique » à sa pensée, par celui qui a édité une dizaine des derniers volumes des oeuvres complètes en allemand et qui est sans doute un de ses meilleurs connaisseurs « de l'intérieur ». L'intérêt, pour le lecteur français, est d'autant plus grand qu'un certain nombre de ces volumes encore non traduits, avant même les Cahiers noirs et leur millier de pages, contiennent un matériau philosophique et parfois politique très dense et complexe, qui est largement en attente de sa réception en France.
Le livre s'articule autour de quatre grandes thématiques qui ont occupé le travail de Heidegger : « la facticité de la vie », « le sens de l'être », « l'histoire de l'être », enfin « l'essence de la technique ». Un dernier moment, conclusif, détaille quelques « effets » et influences de cette pensée, dont on mesure aujourd'hui le degré d'égarement politique, mais qui reste un monument de la philosophie du XXe siècle, auquel il faut se confronter.
Ce sera le premier livre en français de ce jeune et brillant philosophe allemand. Et au coeur d'une actualité brûlante : Heidegger fut-il vraiment antisémite ? Mais plus précisément le thème qu'abordera ce texte est celui de « l'errance » dans la pensée. Heidegger aurait pu, après coup, e acer les passages antijuifs de son journal, actuellement en cours d'édition sous la direction de Peter Trawny lui-même. Il ne l'a pas fait. Pourquoi ? Souhaitait-il laisser voir combien même un philosophe de son envergure peut errer, voire même se fourvoyer ? Mais cette décision tout à la fois requérait de sa part une « remarquable liberté de pensée », jusqu'à la liberté, suggère encore Peter Trawny, « de se laisser e rayer ».