Bunkers de la seconde guerre mondiale désaffectés sur les plages normandes, statues de l'ère soviétique déboulonnés, monuments coloniaux relégués dans l'oubli ; étranges silhouettes, à la fois familières et distantes. Qui décide du paysage mémoriel, de la représentation de la mémoire collective ? Dans Monuments de silence, Anne Bernou interroge et documente la mouvance de la mémoire et la réappropriation par des artistes contemporains de monuments publics du passé, aujourd'hui désinvestis, oubliés ou détruits. De Jochen Gerz et son travail autour des monuments aux morts à la falsification volontaire de la mémoire de Christian Boltanski, des captations de la falaise des Bouddhas géants de Bâmiyân détruits par les talibans de Pascal Convert aux déclinaisons de bunkers opérées par Raphaël Denis, d'Amina Menia et son utilisation des archives des monuments algériens à la réflexion de Thu Van Tran autour des origines et de l'exil, des statues de l'ex-monde soviétique mises en scène par Emilija Skarnulyte aux installations autour de la fragmentation et de l'oubli de Marianne Mispelaëre, plusieurs générations d'artistes figurent dans cet ouvrage, des plus connus aux plus émergents, chacun se penchant à sa façon sur la question de la mouvance de la mémoire et de l'identité ; préfigurant pour certains d'entre eux les mouvements sociaux qui ont surgi aux États-Unis notamment, avec le mouvement Black Lives Matters. Chacun sonde, détourne et réactive, avec son langage artistique propre, les tragédies du XXe siècle, le passé colonial, les dominations politiques, et les autoritarismes mémoriels dont la trace parfois monumentale s'impose dans l'espace public. Cette diversité des approches par des artistes qui se confrontent au passé européen plutôt que de l'oblitérer, démontre l'infini registre des regards et des compréhensions, reliant la dimension intime à la dimension historique, dans une réactivation de la mémoire collective génératrice de présent réconcilié.
Quand Albers réalise Poèmes et Dessins avec Norman Ives comme designer graphique en 1958, il s'agit d'une des premières tentatives de création d'un objet où textes, dessins, graphismes et fabrication sont entièrement maîtrisées par l'auteur/artiste avec des moyens pauvres. L'intention n'est pas de faire un ouvrage de bibliophilie, mais au contraire d'exploiter les nouveaux moyens industriels, dans une volonté de démocratiser l'accès à l'oeuvre, quelques années avant les premiers livres d'artiste d'Ed Rusha, avec lesquels il partage aussi l'aspect sériel. Cette démarche novatrice est animée par l'idée que l'articulation des textes, formulations visuelles de jeux logiques du langage, posent les questions albertiennes fondamentales de l'écart entre savoir et voir.
Parmi les trois livres que Josef Albers a conçus Poèmes et Dessins occupe une place particulière. Livre secret, comme à contre-courant de l'image de coloriste laissée par Albers, il alterne des poèmes sensibles, introspectifs et combinatoires avec les dessins en noir et blanc des constellations structurelles dans lesquels les lignes obliques font bouger le regard dans une infinité de volumes possibles. Albers y pose un regard doux et souvent drôle sur les choses, comme un enfant surpris par les propres combinaisons de son jeu, et déploie ses textes en pensées parfois aussitôt contredites, en observations minutieuses, en images modestes, au fil de poèmes qui invitent, tout comme les lignes hypnotiques de ses dessins, à la clarté du jour et à l'amour des variations et du dissemblable.
Jean-Gilles Badaire a peint ce carnet au cours d'un séjour à Venise effectué à l'automne 2017. Délaissant les rues et monuments typiques de la ville, il s'est intéressé à sa lagune, à la vision de l'île de Torcello au large de la cité. Badaire peint les brumes, l'humidité et le dépouillement du paysage, dans une simplicité ocre et crépusculaire. La peinture est fluide, mouvante, la brume presque tangible, on se retrouve là, promeneurs au centre d'un réalisme onirique vidé des hommes. On se sent marcher le long des berges, au milieu des îlots humides, terres noyées sous des ciels qui coulent. Des bateaux passent silencieusement. On marche, guidé par le chemin balisé de silhouettes verticales, muettes. Enveloppés à l'intérieur de cette dramaturgie secrète nous saisissons la double réalité qui est ici à l'oeuvre : la réalité du paysage pénétrée par celle de l'émotion du paysage. On s'étonne de sentir partout la solitude sans pouvoir la désigner. On reconnaît les espaces, mais les couleurs sont intimes, sont celles de l'esprit. On comprend alors que nous sommes l'élément immobile du paysage, et que nous lui donnons notre solitude. Nous sommes là, comme devant une présence essentielle qui viendrait attester de notre propre présence - nous en prenons les teintes et la substance - nous en devenons, plus que les spectateurs, les rêveurs.
Retirements développe une beauté tactile, comme toucher ses émotions.
Tirer le fil des souvenirs qui oscillent, entre émanation et abstraction. Qui se retirent, comme une eau, ou surgissent inopinément face à : un reflet, une couleur, une transparence. Tout ce qui se loge en nous à l'état d'attente, à l'état aveugle, malgré nous. Derrière et devant l'oeil, tout ce qui se joue à l'intérieur, en excroissances. En échos d'une jeunesse remontée, dans la trouble stimulation des images. Nous allons à la surface, parfois pour voir, parfois pour respirer. Le monde en nous parfois se calcifie, c'est contre quoi on lutte. On approche la surface du miroir.
Raluca Maria Hanea, entre danse et contemplation, architectures et fresques, entre fuite et résilience, cristallise le bref équilibre face à ce qui pousse dans notre dos, derrière nos yeux, et ce qui vient à nous, se presse sur nos corps, nos regards. Ce qui nous divise, ce qui, dans les reflets, dans le mouvement immobile des transparences fonde en nous des matières de rêves, « les deux bouts invisibles », impossibles à rattraper. Tout est fragile, la ville, le rêve, la peau, l'autre. On se déplace avec le corps, les uns vers les autres, on se touche. A la fois vortex et linéarité, tout se recompose et se confond. Les émotions et les images, dans une distillation lente, on touche l'absence du doigt. On marche dans le noir de la mémoire, et « il fait prodigieusement froid dans nos souvenirs. » Retirements est un kaléidoscope, un long tunnel de sensations, où tout est pris et compris, ressenti à travers le corps, la conscience mal éveillée, toutes douleurs mêlées, en tension permanente d'une expression intime.
Des éclats d'enfance, de famille, les promenades le long de la mer, la vieille maison dans le noir, la distance des choses. Tout ce qui tourne en nous en lents magmas. On a confié notre enfance aux marées sur la plage. Le tumulte des pierres et des vagues, à l'assaut des rêves, transperce la peau.
Et nos fantaisies conservées dans nos livres de contes, des poids contre le poids du monde.
C'est un doux monde que dessine Pierre Mabille : si des dessins pouvaient murmurer, ses lavis seraient de ceux-là. Il y a une forme de distance, juste pour glisser le silence entre les choses, sans rien céder de la proximité du regard. Ce sont des paysages familiers, saisis dans la simultanéité du quotidien et du souvenir, avec le léger décalage du temps qui passe, de l'action qui continue au fil du dessin. C'est ce qui donne cette vie si mouvante aux dessins, qui semblent se dérouler sous nos yeux, et superposer plusieurs images par seconde. Le pinceau est vif, le trait imprécis et juste, comme le mouvement du monde, tout semble déborder, être un peu plus près ou déjà un peu plus loin qu'il n'y paraît. Ici et presque ailleurs. Les chats traversent le jardin, les enfants chahutent, jouent, dessinent, des papiers volent, l'eau coule dans la cuisine, on se croise, on se rencontre, on discute au coin de la rue, on oublie de rentrer le linge sous la pluie, on regarde le jour tomber... C'est l'existence au bord du regard, une existence proche, à portée de main, le portrait en creux de journées consacrées à des choses bouleversantes car paisiblement anodines : ouvrir la fenêtre sur la ville, longer une rivière, regarder les feuilles tomber à l'automne, donner un cours de couleur, organiser un pique-nique au parc, faire un tour de barque sur le lac, préparer le repas du soir, se rendre à un vernissage ou au cinéma, discuter tard dans la nuit autour d'un verre avec des amis, et recommencer.
Ce livre est le fruit d'une coédition entre la Galerie Jean Fournier, qui expose les peintures de Pierre Mabille depuis 2005, et les Editions Unes, qui publient ses livres de poésie depuis quelques années. Il présente, à l'occasion de l'exposition des Lavis de l'artiste à la Galerie Jean Fournier à Paris entre novembre 2020 et janvier 2021, 50 reproductions de lavis qui forment le catalogue narratif et méditatif d'une série à part dans l'oeuvre de Pierre Mabille, renouant avec les figurations de ses débuts et abandonnant pour un temps la couleur qui est la grande question de son travail, tout en déclinant la présence de sa forme oblongue et innommée si caractéristique qui est le fil qui conduit le regard d'un dessin à l'autre en d'infinies variations. La douceur de l'encre, l'intimité du noir et blanc emplissent ces pages d'une réflexion à pulsation profonde sur la fabrique du temps qui passe et sur la façon, désordonnée, multiple, baroudeuse dont s'organise une vie.