« On dit parfois, avec irritation ou avec un brin de satisfaction, que la philosophie ne fait aucun progrès. C'est certainement vrai, mais je pense que le fait que la philosophie doit toujours, en un sens, s'efforcer de reprendre les choses à la base n'est pas un accident regrettable, mais un trait qui appartient à la structure de la discipline. Or l'entreprise n'est pas des plus faciles. Il y a en philosophie un double mouvement : l'un qui progresse vers la construction de théories élaborées, et un autre qui revient sans cesse à la considération de faits simples et évidents. Par exemple, McTaggart déclare que le temps n'existe pas, et Moore lui répond qu'il vient de prendre son petit-déjeuner. Philosopher requiert l'un et l'autre mouvement. »
Hermann Broch (1886-1951) figure certainement, avec Proust, Musil et Joyce, au panthéon des grands inventeurs de roman du vingtième siècle. Mais le public francophone sait peu qu'il se consacra également à l'écriture d'une importante oeuvre philosophique, sans jamais vouloir parvenir à lui donner une forme définitive.Les six essais publiés ici ont été écrits entre 1931 et 1946 et rendent compte de sa «théorie de la connaissance», fondée sur une conception très personnelle du concept de valeur. Portant sur des sujets apparemment divers, comme la musique, la poésie ou la psychanalyse, ils concernent une seule et même question : comment la raison peut-elle permettre de saisir ce qui, dans toute activité humaine, dépasse le champ de la raison ?
Somme exceptionnelle de textes et de documents sur les luttes des populations autochtones de l'Amérique du Nord, cet ouvrage réunit pour la première fois en français une riche information qui renouvelle notre regard sur la Société de Guerriers kanien'kehá:ka, connue sous le nom de Mohawk Warrior Society. Construit autour de l'oeuvre écrite et picturale de Louis Karoniaktajeh Hall (1918-1993) - militant traditionaliste, artiste visuel et expert de la Grande loi de la paix (la Kaianerekó:wa) -, l'ouvrage présente, entre autres textes, sa brochure de 1979, Le manuel du guerrier, et raconte les origines de son célèbre «Drapeau de l'unité», devenu le symbole de toutes les luttes autochtones de par le monde. Outre des témoignages contribuant à une histoire orale de la Confédération iroquoise, on trouvera réunis ici un certain nombre de textes fondateurs qui permettent de comprendre cinq siècles de résistance du peuple mohawk. L'ensemble est accompagné de commentaires et d'un appareil éditorial, fruits de six années de dialogue entre une équipe de chercheurs et de militants et les principales figures de la Warrior Society. Ces récits, qui constituent la matière première d'une historiographie en devenir sur les peuples autochtones de l'Île de la Tortue, témoignent de la vivacité des luttes des Mohawks contre les tentatives d'anéantissement à l'encontre des peuples de la Confédération iroquoise, et l'accaparement de leurs territoires par l'entreprise coloniale française puis anglaise et canadienne.
La religion du Capital - cette farce savoureuse de l'auteur du Droit à la paresse - publiée pour la première fois en 1887, est le compte-rendu d'un congrès international tenu à Londres, au cours duquel les représentants les plus éminents de la bourgeoisie rédigent les Actes d'une nouvelle religion pour ce Chaos qu'ils ont créé et ont décidé d'appeler « Monde civilisé ». Une nouvelle religion, susceptible non seulement « d'arrêter le dangereux envahissement des idées socialistes », mais capable de donner à ce monde chaotique et capitalistique une forme au moins apparemment définitive. Il faut bel et bien au Capital un Dieu propre, qui « amuse l'imagination de la bête populaire ».
Le livre que nous nous proposons de publier rassemble 34 essais ou conférences d'Ursula Le Guin qui accompagnent ou explicitent son oeuvre de (science-)fiction. La forme de ces écrits est plurielle, comme son écriture, et à côté de simples conférences, retravaillées et commentées pour la publication, on trouve des récits de voyage sous une forme poétique, de courtes paraboles sur la question du féminisme, et d'autres textes sur ses propres écrits, qui nous permettent d'en mieux comprendre le fonctionnement ou les implications et nous informe sur sa conception de l'écriture et du rôle de l'écrivain. On retrouve dans ces textes l'audace singulière d'Ursula Le Guin qui n'hésite pas à mélanger les genres, provoquer des collusions de concepts et à traiter tout à la fois de ménopause et de responsabilité sociale dans l'Empire nord-américain de la fin du XXe siècle. Disparue quelques semaines après avoir donné son accord pour cette publication en français, Ursula Le Guin, comme son ami Philip K. Dick, fait partie des visionnaires de la littérature, qui sortent du cadre strict de la science-fiction pour figurer de plein droit au panthéon des grand écrivains du siècle.
Si l'on sait que l'Amérique latine fut libérée du joug espagnol par Simon Bolivar (1783-1830), on sait moins que, dans cette lutte de libération, il fut très largement soutenu et conseillé par une jeune équatorienne, Manuelita Sáenz (1797-1856), qui vécut à ses côtés ses huit dernières années dans la plus 'scandaleuse' liberté, et combattit dans son armée avec le rang de colonel, portant sur la question de l'indépendance un regard lucide et décidé. Patricia Farazzi dresse ici les portraits imaginés d'une femme hors du commun, rebelle et lettrée, et de son amie Jonatás, esclave qu'elle avait affranchie et qui, à son tour, l'avait affranchie de la société esclavagiste dont elle était issue, jusqu'à leur exil forcé dans le Nord du Pérou, où elles moururent dans le plus grand dénuement.
Dire le 'sonore' a été une des gageures de l'écriture esthétique et, au XXe siècle, on aura plus largement insisté sur la structure et la forme, au détriment de la sensation, en affirmant la toute-puissance du discours. Mais il suffit de porter l'oreille à une conque marine pour que le son de la mer qu'on y entend, ébranle les édifices, mette à bas les échafaudages rhétoriques de « ce qu'entendre veut dire ». Dans Les Mots et les sons, François J. Bonnet explore les voix fantômes, l'inframince du son, le sampling, la phonographie et les résonances dont notre univers est peuplé et qui échappent aujourd'hui à la forme traditionnelle de l'écoute. Il ouvre sur des archipels sonores inouïs, éphémères et précaires comme les TAZs (Zones autonomes temporaires), mais riches de nouvelles expériences d'écoute, propres à éduquer nos oreilles à mieux entendre l'imperceptible.
Parue pour la première fois en 1985, L'épître des sept voies a été la première traduction française d'une oeuvre d'Abraham Aboulafia (1240-1290?), cabaliste espagnol qui élabora sa doctrine de la cabale prophétique parallèlement au Zohar. Cette lettre, dans laquelle il définit les sept voies de la Torah, traite essentiellement des rapports entre philosophie et cabale et apporte sur l'oeuvre de Maïmonide un commentaire aussi riche qu'inattendu. Mais Aboulafia insiste également sur la spécificité de l'hébreu, conçue comme langue qui globalise le réel et l'informe immédiatement. La philosophie, dès lors, serait une propédeutique à la cabale, dont les savoirs ne sont accessibles qu'à ceux qui auront déjà parcouru les sept voies de la connaissance.
« Le vieux débat entre le céleste et le terrestre dans le champ poétique s'est renoué en Amérique latine dans les années 70 et les suivantes. Face à un continent qui se débattait entre dictatures et guérillas, utopies révolutionnaires et répressions dirigées, le monde poétique sembla se séparer en deux. Ceux qui embrassèrent la cause sociale et chantèrent la réalité même, les poètes terrestres ; et ceux qui décidèrent de se mettre de côté pour laisser passer le torrent social, en se plongeant dans une écriture personnelle et strictement liée au monde littéraire, les poètes célestes. » À sa manière, Leandro Calle, né en Argentine en 1969, incarne la réconciliation du poète céleste et du poète terrestre, avec l'une des expressions poétiques les plus abouties d'un continent qui panse encore ses blessures.
Une rumeur insinuante court toujours sur l'actualité de la Pucelle d'Orléans dans les bas-fonds de la politik. Elle s'amplifie chaque jour de nouvelles demandes en mariage.
Daniel Bensaïd (1946-2010), dirigeant historique de la Ligue communiste révolutionnaire et de la Quatrième Internationale, y avait déjà répondu par son Jeanne de Guerre Lasse (Gallimard, 1991), tout comme Le Procès de Jeanne d'Arc de Robert Bresson (1962) et le visage de Falconetti. Mais la Jeanne d'Arc de Michelet, parue en 1841, inaugure ce cycle d'une défense et illustration d'une Jeanne bien différente de celle qu'ont voulu nous vendre les propagandistes de tout poil. Le texte est ici enrichi d'une préface de Patricia Farazzi, intitulé «Jeanne nue», qui devrait déplaire aux déplaisants.
La poésie de Ferruccio (Fery) Fölkel (1921-2002) appartient à une aire qui s'étend de l'Adriatique aux confins de l'empire austro-hongrois d'antan, celle d'une Mitteleuropa riche de ses traditions juives et de ses langues.
Animé d'une nostalgie qu'il disait « féroce », et l'esprit vif, concis, voire irascible, Fölkel ne cessa d'exprimer l'amour d'un monde qui n'est plus et en est aimé d'autant plus. Son unique recueil strictement poétique, Balivernes, établit un dialogue à la fois émouvant et âpre avec soi-même et avec l'Histoire, en mémoire des lieux d'une lignée paternelle et de cérémonies fastueuses ou funèbres, réelles ou imaginaires, pour une passion civique inapaisée.
Faire se retrouver dans un même volume le poète de Grado Biagio Marin (1891-1985), connu de quelques initiés et dont l'oeuvre en dialecte semble être aussi infinie que la lagune qui fait face à la ville, et Pier Paolo Pasolini (1922-1975), célébré dans le monde entier comme l'horizon d'un siècle dont il fut l'icône pourfendue, est de l'ordre du naturel. Un naturel toutefois paradoxal. Ces deux hommes, que plus de trente années séparent, furent amis. Amis de poésie, comme on l'est de l'enfance, passée pour l'un et pour l'autre dans ces régions des Trois Vénéties, à une époque où la langue était encore attachée au paysage.
Aux 6 essais inédits de Pasolini sur Marin, font suite 2 recueils de Marin, l'un édité par Pasolini, l'autre écrit au lendemain de sa mort en 1975. Poèmes en bilingue.
Chroma est le dernier livre de Derek Jarman. «Autobiographie par la couleur» d'un homme qui perd chaque jour un peu plus la vue, jusqu'à quasiment devenir aveugle, tandis qu'il en écrit les dernières pages sur son lit d'hôpital, et qui revient sur les couleurs du langage et des livres, les seules auxquelles il a désormais accès. «C'est pour cela que je n'ai pas voulu mettre de photo», écrit-il. Mais Chroma n'en reste pas moins plein de cet humour si particulier à l'oeuvre de Jarman, qui mêle à ses souvenirs d'enfance ou ceux d'une jeunesse «héroïque» dans les quartiers «rouges» de Londres, ses lectures érudites, des remarques toujours en demi-teinte sur la peinture et une réflexion sur le jeu des couleurs de fleurs sur la lande de Dungeness, où pousse son «dernier jardin».
Bien que l'expression l'architecture de survie ait un sens à peu près inverse de celui de "la survie de l'architecte", mon but était de reconsidérer le rôle de l'architecture, sans pour autant utiliser des slogans grandiloquents et sans faire de propositions utopiques.
Il va me falloir poser certaines questions, et mentionner quelques solutions que j'ai proposées depuis cinquante ans: A qui revient le droit de décision en matière d'architecture?
Comment assurer ce droit à celui auquel il revient? Comment le faire dans un monde qui va vers une pauvreté croissante? Comment survivre dans un tel monde? Qu'est-ce que ce "monde pauvre"? Comment agir face à ces perspectives? A l'heure des ZADs et autres appropriations de territoire, L'architecture de survie apparaît comme un manuel de résistance.
Les formes de vie contemporaines sont marquées par l'impuissance, hôte importun de nos journées infinies. Que ce soit en amour ou dans la lutte contre le travail précaire, l'amitié ou la politique, une paralysie frénétique saisit l'action ou le discours quand il s'agit de faire ou de dire ce qu'il conviendrait de dire et faire. Mais, paradoxalement, cette impuissance semble due non pas à un déficit de nos compétences, mais plutôt à un excès désordonné de puissance, à l'accumulation oppressante de capacités que la société contemporaine arbore comme autant de trophées de chasse accrochés aux murs de ses antichambres. Virno poursuit ici son étude systématique du langage contemporain où s'exprime toute la complexité de notre modernité et qui témoigne de cette inversion des sens qui attribue la puissance au renoncement, ou la détermination au fait de taire ce qu'il nous faudrait dire. Livre sur le langage, De l'impuissance indique de loin les formes possibles d'un antidote, d'une voie de salut, qui nous ferait « renoncer à renoncer », et « effacer l'effacement de notre propre dignité».
Ocean of sound déverse à chacune de ses pages un flot de sons et d'évocations sonores où Claude Debussy croise Aphex Twin, le Clavier bien tempéré s'accorde aux Tambours du Burundi, tandis que le Théâtre de la Musique éternelle programme les chants d'oiseaux du Venezuela accompagnés par les distorsions d'Hendrix ou les boucles infinies de Steve Reich. Ici, la musique est une et plusieurs, à travers les récits de ses plus importantes figures, au gré des rencontres et des voyages qu'a faits David Toop dans la seconde moitié du XXe siècle. On y croise Edgar Varèse, Brian Eno, Sun Ra, Erik Satie, Pauline Oliveros, Terry Riley et tout l'imaginaire musical d'un siècle dont Ocean of sound donne à entendre la « bande originale ». « Je rencontre encore aujourd'hui des gens qui me disent que ce livre a changé leur vie », raconte Toop, dans la préface à la nouvelle édition.
David Toop (1949) est musicien, écrivain et enseigne au London College of Communication. Il a publié Rap Attack, Haunted Weather, Exotica, et enregistré de nombreux disques depuis 1975. Ses écrits sur la musique ont été récemment rassemblés sous le titre Inflamed invisible (2019), à paraître en français en 2023 aux éditions Jou.
Traduit de l'anglais par Arnaud Réveillon Préface de Raphaël Valensi
: L'architecture mobile est le premier essai de Yona Friedman, paru en 1958 et tiré à une dizaine exemplaires destinés à des architectes, dont Le Corbusier. Ilfut réédité ensuite en 1961, 1963, 1968, enrichi à chaque fois de textes et dessins nouveaux jusqu'à l'édition de 1970, paru chez Casterman dont on a pu dire qu'elle constituait "le plus important manifeste de l'architecture moderne depuis la Chartre d'Athènes de Le Corbusier" (Michel Ragon).
Notre édition rassemble tous les textes des différentes éditions et permet d'en suivre l'évolution et d'en identifier les strates. Yona Friedman, qui a fêté ses 96 ans en juin 2019, souhaite apporter quelques commentaires du XXIe siècle, à ce livre ancien, mais dont la richesse conceptuelle n'a pas encore été comprise à sa juste mesure.
La TAZ (Temporary Autonomous Zone), ou Zone Autonome Temporaire, ne se définit pas. Des "Utopies pirates" du XVIIIe au réseau planétaire du XXIe siècle, elle se manifeste à qui sait la voir, "apparaissant-disparaissant" pour mieux échapper aux Arpenteurs de l'Etat. Elle occupe provisoirement un territoire, dans l'espace, le temps ou l'imaginaire, et se dissout dès lors qu'il est répertorié. La TAZ fuit les TAZs affichées, les espaces "concédés" à la liberté : elle prend d'assaut, et retourne à l'invisible. Elle est une "insurrection" hors le Temps et l'Histoire, une tactique de la disparition.
Le terme s'est répandu dans les milieux internationaux de la "cyber-culture", au point de passer dans le langage courant, avec son lot obligé de méprises et de contresens.
La TAZ ne peut exister qu'en préservant un certain anonymat ; comme son auteur, Hakim Bey, dont les articles "apparaissent" ici et là, libres de droits, sous forme de livre ou sur le Net, mouvants, contradictoires, mais pointant toujours quelques routes pour les caravanes de la pensée.
S'il y a du spirituel dans l'art, il prend une place toute particulière dans la musique quand elle exprime l'âme d'une communauté. Le jazz, depuis les origines, est nourri au plus profond de cette spiritualité et témoigne de cette "urgence créatrice" dont parle John Coltrane. Mais comment cette spiritualité s'exprime-t-elle et à quel arrière-plan renvoie-telle?
C'est toute la recherche de Raphaël Imbert, qui s'attache a révéler cette présence du "religieux sans dogme" dans le jazz (dans la première partie) et les très forts engagements des musiciens de jazz au sein de la franc-maçonnerie noire américaine (dans la deuxième partie). La troisième partie est consacrée à John Coltrane, musicien spirituel s'il en est, qui incarne à lui seul ce Jazz supreme qu'il a porté à ses sommets.
Publié pour le première fois en 1976, cette bande dessinée de Friedman portait la mention suivante: « Le but de la brochure est d'amener le lecteur à reconsidérer la place de l'homme-habitant dans un écosystème et de l'amener à réfléchir, dans un contexte de pénurie ou de crise durable ou temporaire, à des solutions de survie de son espèce. » Quarante ans plus tard, dans un contexte de crise non plus temporaire, mais endogène, nous le reproposons aux lecteurs de ce nouveau siècle qui pourront constater que les problèmes et solutions alors évoqués par Friedman, sont très exactement ceux auxquels nous sommes confrontés encore aujourd'hui, et celles qu'il serait urgent de prendre en compte si l'on veut continuer d'habiter la terre.
Virgilio Giotti (1885-1957) est un poète des humbles, des vaincus, de l'éthique de la pauvreté, de la beauté simple du monde, de sa caducité et de sa vanité, de la fuite des heures, inexorablement, de la solitude, des douleurs universelles de l'homme et d'une sagesse teintée de mélancolie.
Les vers tout à la fois légers et tristes de son Petit Chansonnier amoureux, pareils à des bulles de savon, oscillent entre le badinage amoureux, quelques portraits d'êtres chers, et une méditation sur l'existence.
Pour le « pauvre joyeux », ainsi que Giotti se définissait, ce qui importe absolument, c'est la vérité de la vie, sa pleine acceptation, la tendresse pour les proches et sa manifestation ultime : la compassion.