Troisième roman de Julien Gracq, le plus célèbre, le plus "analysé". Primé au Goncourt 1951 : Julien Gracq refusera le prix. (Pour cette fameuse "affaire" - dont La littérature à l'estomac était déjà une réponse anticipée -, voir l'article de Bernhild Boie, page 1359 du premier tome de la Pléiade consacrée à Julien Gracq).
Aldo, à la suite d'un chagrin d'amour, demande une affectation lointaine au gouvernement d'Orsenna. S'ensuit alors la marche à l'abîme des deux ennemis imaginaires et héréditaires. Les pays comme les civilisations sont mortels. C'est à ce fascinant spectacle que Julien Gracq nous convie ici. Cette insolite histoire de suicide collectif laisse une subtile et tenace impression de trouble.
"Ce que j'ai cherché à faire, entre autres choses, dans Le Rivage cles Syrtes, plutôt qu'à raconter une histoire intemporelle, c'est à libérer par distillation un élément volatil "l'esprit-de-l'Histoire", au sens où on parle d'esprit-devin, et à le raffiner suffisamment pour qu'il pût s'enflammer au contact de l'imagination. Il y a dans l'Histoire un sortilège embusqué, un élément qui, quoique mêlé à une masse considérable d'excipient inerte, a la vertu de griser. Il n'est pas question, bien sûr, de l'isoler de son support. Mais les tableaux et les récits du passé en recèlent une teneur extrêmement inégale, et, tout comme on concentre certains minerais, il n'est pas interdit à la fiction de parvenir à l'augmenter.
Quand l'Histoire bande ses ressorts, comme elle fit, pratiquement sans un moment de répit, de 1929 à 1939, elle dispose sur l'ouïe intérieure de la même agressivité monitrice qu'a sur l'oreille, au bord de la mer, la marée montante dont je distingue si bien la nuit à Sion, du fond de mon lit, et en l'absence de toute notion d'heure, la rumeur spécifique d'alarme, pareille au léger bourdonnement de la fièvre qui s'installe. L'anglais dit qu'elle est alors on the move. C'est cette remise en route de l'Histoire, aussi imperceptible, aussi saisissante dans ses commencements que le premier tressaillement d'une coque qui glisse à la mer, qui m'occupait l'esprit quand j'ai projeté le livre. J'aurais voulu qu'il ait la majesté paresseuse du premier grondement lointain de l'orage, qui n'a aucun besoin de hausser le ton pour s'imposer, préparé qu' il est par une longue torpeur imperçue."
En 1980, au moment de la parution de En lisant en écrivant, Angelo Rinaldi, dans « L'express », souligna que Julien Gracq figurait parmi les contrebandiers habiles à faire passer les « frontières séparant les époques ». Plus de 40 ans après, ce constat reste d'actualité, comme si le temps avait eu peu de prise sur ses fragments, toujours devant nous.
Ce qui est frappant avec les textes inédits rassemblés ici, par Bernhild Boie, son éditrice en Pléiade, c'est qu'il est aussi étonnant dans le grand angle (ses centres d'intérêt sont aussi bien historiques que géographiques) que dans le plan rapproché (tous ses textes sur des paysages ou des événements) ou le gros plan (certains textes sur des écrivains, des villes ou des phénomènes littéraires).
Gracq est un observateur pénétrant, sensible, perspicace. Aucune nostalgie ou lamentation dans cette vision du monde. Avec une liberté de ton et de regard inimitables, il nous invite à revoir à neuf nos propres jugements sur l'histoire, les écrivains, les paysages, l'accélération du temps, la détérioration de la nature, le passage des saisons, les jardins potagers, la vieillesse, le bonheur de flâner comme celui de lire.
Cette lucidité sereine donne d'ailleurs à certains fragments une allure prophétique :
(...) la Terre a perdu sa solidité et son assise, cette colline, aujourd'hui, on peut la raser à volonté, ce fleuve l'assécher, ces nuages les dissoudre. Le moment approche où l'homme n'aura plus sérieusement en face de lui que lui-même, et plus qu'un monde entièrement refait de sa main à son idée - et je doute qu'à ce moment il puisse se reposer pour jouir de son oeuvre, et juger que cette oeuvre était bonne.
1939, ce sont les premiers mois de ce que l'on appellera la drôle de guerre. Période de suspens, d'attente particulièrement dans les Ardennes où l'aspirant Grange a pour mission d'arrêter les blindés allemands si une attaque se produisait. A la fois île déserte et avant-poste sur le front de la Meuse où montent des signes inquiétants.
Au château d'Argol est le premier roman de Julien Gracq, le premier roman surréaliste tel qu'André Breton le rêvait. Les sens irrigués par les lieux et les espaces sont l'image la plus exacte des relations entre les êtres, Albert le maître d'Argol, Herminien son ami, son complice, son ange noir, et Heide, la femme, le corps. Tout autour, sombre, impénétrable, la forêt. Tout près, l'océan.
"La forme" d'une ville est bien le titre, l'emblème, mais à l'image de la Loire, qui est à la fois la grande écartée et la grande présente du lieu (elle est le nom qui revient le plus souvent dans tout l'ouvrage), ce titre - et Julien Gracq y est explicite - livre le véritable secret de l'ouvrage : "forme", empreinte, forme que la ville [Nantes] a donnée, de manière capitale et durable à ce "je" qui parle, regarde et se souvient.
Revue 303.
La forme d'une ville raconte à son début une arrivée dans un monde claustral, elle dé "crit vers la fin un départ dans les rues fraîches e vides de l'aube, à la fois adieu à la ville et promesse d'avenir.
(Bernhild Boie).
Cela se passait pendant les années de la guerre de 1914-18 ; le tramway, la savonnerie, le défilé glorieux, majestueux, du train au travers des rues, auquel il ne semblait manquer que la haie des acclamations, sont le premier souvenir que j'ai gardé de Nantes. S'il y passe par intervalles une nuance plus sombre, elle tient à la hauteur des immeubles, à l'encavement des rues, qui me surprenait; au total, ce qui surnage de cette prise de contact si fugitive, c'est-montant de ses rues sonores, ombreuses et arrosées, de l'allégresse de leur agitation, des terrasses de café bondées de l'été, rafraîchies comme d'une buée par l'odeur du citron, de la fraise et de la grenadine, respiré au passage, dans cette cité où le diapason de la vie n'était plus le même, et depuis, inoublié - un parfum inconnu, insolite, de modernité. Et ce parfum reste lié, est toujours resté lié pour moi à une saison, saison élue, où tous les pouvoirs secrets, presque érotiques, de la ville se libèrent. J'ai aimé, certes, par la suite, le Nantes reclus, encapuchonné, des pesantes brumes d'hiver, le dé perforé, rougeoyant à tous ses trous, au coin des rues, du brasero des marchands de marrons grillés et des marchands de galettes de blé noir. Mais l'été reste pour moi, depuis mon premier contact avec elle, la saison fatidique de la ville qu'on a appelée Nantes la Grise. Dès que les chandelles roses et blanches des marronniers commencent à illuminer les Cours, dès que les feuilles des magnolias du Jardin des Plantes retrouvent leur luisant neuf, ces indices à peine perceptibles de la saison élue me montent à la tête, et ce que même l'explosion orchestrale du printemps de la campagne ne pourrait me faire éprouver, le simple sentiment de la soudaine mollesse de l'air le réalise: la chaleur sensuelle d'un lit défait se répand et coule pour moi à travers les rues.
Gracq, La Forme d'une ville, extrait.
Ce livre, articulant la fiction et les faits, esquisse l'évolution de notre rapport aux choses, passé en quelques siècles d'une vision fluide et ouverte, issue des anciens systèmes qui reliaient l'homme à ce qui l'entourait, bêtes et plantes, astres et dieux, à un ordre séparé et éclairé dans lequel chaque chose occupe une place déterminée.
S'y croisent un chasseur au siècle des Lumières, Daniel Defoe et Robinson Crusoé, un enfant qui se cache, une impitoyable comtesse, des encyclopédistes, une fille sauvage, un voyageur en Sicile, l'empereur Tibère, Piero di Cosimo, le dieu Pan, une sorcière, un sans-abri anglais ainsi que des figures et rituels venus du fond des temps.
Non pas suite, mais prolongement du paysage entrepris avec Le Monde horizontal et Rien pour demain, L'ordre des choses en reprend la trame narrative, faite de fragments et d'associations, tissée de personnages réels et fictionnels. Au bout de ce parcours, dont le lecteur est aussi le traducteur, se dessine la manière dont la modernité, prise au sens large, a modifié les cadres de pensées avec lesquels nous pensons ce qui nous entoure.
Texte célèbre datant de 1949, publié d'abord dans la revue Empédocle, La littérature à l'estomac demeure plus que jamais, cinquante ans après sa sortie, d'actualité.
Ce qui énervait Julien Gracq dans le milieu littéraire, tant celui des critiques que de certains écrivains, n'a fait que prendre, depuis, une plus grande ampleur car ce qui fait aujourd'hui d'abord un livre, c'est le bruit : pas celui d'une rumeur essentielle qui sourdrait de l'oeuvre elle-même mais celui des messages accompagnant sa sortie. L'inextinguible besoin de "nouveau" et la vitesse se sont ligués contre lui.
Ce texte figure en édition séparée et dans le recueil Préférences.
La première chose dont la critique s'informe à propos d'un écrivain, ce sont ses sources. Hélas ! (mais cette vérité navrante, il ne faut la glisser qu'à l'oreille), voici qui lui complique la vie: l'écrivain n'est pas sérieux. Le coq-à-l'âne, en matière d'inspiration, est la moindre de ses incartades. J'en donnerai un exemple personnel. Quand je fis jouer une pièce, il y a une quinzaine d'années, la suffisance des aristarques de service dans l'éreintement (je ne me pique pas d'impartialité) me donna quelque peu sur les nerfs, mais, comme il eût été ridicule de m'en prendre à mes juges, une envie de volée de bois vert me resta dans les poignets. Quelques semaines après, je me saisis un beau jour de ma plume, et il en coula tout d'un trait La Littérature à l'estomac. MM. Jean-Jacques Gautier et Robert Kemp, - faisant de moi très involontairement leur obligé - m'avaient fourni le punch qui me manquait pour tomber à bras raccourcis sur les prix littéraires et la foire de Saint-Germain, qui n'en pouvaient mais - cas classique du passant ahuri, longeant une bagarre, qui se retrouve à la pharmacie pour crime de proximité.
Julien Gracq, Lettrines, p. 33 et suivante.
[...] le Français, lui, se classe au contraire par la manière qu'il a de parler littérature, et c'est un sujet sur lequel il ne supporte pas d'être pris de court : certains noms jetés dans la conversation sont censés appeler automatiquement une réaction de sa part, comme si on l'entreprenait sur sa santé ou ses affaires personnelles - il le sent vivement - ils sont de ces sujets sur lesquels il ne peut se faire qu'il n'ait pas son mot à dire. Ainsi se trouve-t-il que la littérature en France s'écrit et se critique sur un fond sonore qui n'est qu'à elle, et qui n'en est sans doute pas entièrement séparable : une rumeur de foule survoltée et instable, et quelque chose comme le murmure enfiévré d'une perpétuelle Bourse aux valeurs. Et en effet - peu importe son volume exact et son nombre - ce public en continuel frottement (il y a toujours eu à Paris des " salons " ou des " quartiers littéraires ") comme un public de Bourse a la particularité bizarre d'être à peu près constamment en " état de foule "): même happement avide des nouvelles fraîches, aussitôt bues partout à la fois comme l'eau par le sable, aussitôt amplifiées en bruits, monnayées en échos, en rumeurs de coulisses[...].
Julien Gracq, extrait de La littérature à l'estomac.
Un beau ténébreux est un roman des astres et de la catastrophe, c'est-à-dire du destin sur fond de vacances et de dérive du temps ; vacuité des personnages en attente, dans un théâtre vide. L'arrivée d'Allan va déclencher un maelström où tous les personnages vont perdre la tête. Allan est venu sceller le destin. Tout dorénavant se déplacera par rapport à lui. (Revue 303)
En 1953 Gracq entreprend un roman qui se situe comme Le Rivage des Syrtes dans cette zone rêveuse où Histoire et mythe, imaginaire collectif et destins individuels s'entrelacent.
Il y travaille pendant trois étés. Travail difficile, hésitant qu'il abandonne en 1956 pour écrire Un balcon en forêt et dont témoignent les quelque 500 pages manuscrites du fonds Gracq à la BnF. Le récit que nous publions est très proche d'une version définitive, même si pour l'auteur il n'a pas trouvé sa forme dernière. C'est dans ce dossier que Gracq a prélevé les 25 pages de La Route.
Le roman se situe à une époque la fois historique et hors de l'histoire - quelque part aux limites d'un Moyen Age barbare. Il se développe autour d'une ville assiégée aux lointaines frontières d'un Royaume finissant. De loin en loin, la place forte reçoit le renfort de quelques volontaires qui, secouant l'inertie mortelle du Royaume, prennent clandestinement la route pour lui apporter quelque secours. C'est parmi eux que se trouve le narrateur, qui évoque tout d'abord les préparatifs du voyage, les incidents et périls de la marche, les haltes, les rencontres et, surtout, les paysages traversés.
La deuxième partie s'organise autour de la vie dans la ville assiégée, avec ses plaisirs et divertissements, toujours précaires face aux signes évidents d'un imminent cataclysme : « Une ville murée pour le néant ».
Mais la substance poétique du récit naît de la description des paysages à la lumière changeante des heures. Du haut des remparts, le narrateur regarde « la steppe rousse » aux pieds de la muraille, plus loin « le lac et ses rives de paille » et au-dessus, « pareils à un rêve de neige flotté sur un aveuglant regard bleu, les linges glacés, glorieux, éblouis » de la Haute Montagne.
Un royaume sur le point d'être envahi par les barbares et qui refuse obstinément d'envisager le pire, une forteresse en flammes, « l'herbe froide et poissée » d'un champ de bataille: tout comme le Rivage des Syrtes la fiction subrepticement nous ramène à notre temps, mais c'est ici le « poète noir », qui donne le ton. La pesante « montée de l'orage » des années d'avant guerre, se résout enfin « en pluie de sang ».
On est toujours tenté de présenter la publication posthume d'une oeuvre comme une découverte sensationnelle, qui change l'image établie d'un écrivain. Pourtant, ce récit ne bouleverse pas la vision que nous pouvons avoir de l'oeuvre de Julien Gracq. Mais il la complète d'une manière significative et nécessaire. Il conduit à une compréhension plus intime, plus précise, de l'écrivain, des chemins qu'il emprunte, de son regard sur le monde et de son imaginaire. Et, enfin, on sait désormais quel est le paysage romanesque que traverse La Route. Surtout, ce grand récit nous offre le cadeau inattendu d'un pur plaisir de lecture.
B. Boie
Trois récits composent ce volume :
La route (avait été publié par André Dalmas dans Le Nouveau Commerce, cahier 2, automne-hiver 1963, p. 7-23). Dans ce court texte, La Route, Julien Gracq signe une dérive onirique, sur décor de catastrophe et de civilisation - on pense au Rivage des Syrtes ou au Désert des Tartares de Buzzati - au coeur de ce sentiment d'amarres larguées qui est partout sa force et son objet romanesque.
La presqu'île ("c'est le tissu d'une page qui m'intéresse plutôt qu'une histoire", Julien Gracq, entretien avec Philippe Colas, 9 juin 1970). Durant les quelques heures qui le séparent de l'arrivée du train et d'une rencontre autant redoutée qu'espérée, Simon, sillonne en voiture la presqu'île de Guérande.
Le Roi Cophetua ("Mon dessein est de démontrer qu'aucun point de la composition ne peut être attribué au hasard ou à l'intuition, et que l'ouvrage a marché, pas à pas, vers sa solution, avec la précision et la rigoureuse logique d'un problème mathématique.", Julien Gracq, entretien avec Jean Daive, 19 février 1972.) Le Roi Cophetua est une sorte de court "roman", des plus singuliers dans toute l'oeuvre de Gracq. Il s'apparenterait assez aisément à quelque conte d'Edgar P?.
Le texte entier est l'histoire d'une attente ; et de son point inévitable d'accomplissement. Au bout de "l'aventure", le narrateur aura le sentiment exact de n'avoir fait que coller à quelque configuration, ou "scénario" préexistant.
Biographie en forme de récit spéculatif, Le Temps de Tycho suit la figure de Tycho Brahe, astronome danois du XVIe siècle, autoproclamé « prince des astronomes ». Ses hypothèses erronées, mâtinées d'astrologie et de géocentrisme, ne lui valurent pas d'inscrire son nom au fronton des sciences astronomiques aussi sûrement que Galilée ou Kepler, mais son approche empiriste et ses inventions, en particulier celle de la trotteuse, déterminèrent un nouveau rapport au temps. Le Temps de Tycho explore différentes facettes de la vie de Tycho comme on promène un oeil tour à tour attentif et rêveur sur un tableau. De l'épisode de la perte de son nez à l'univers clos d'Uraniborg, l'observatoire que l'astronome avait installé sur l'île de Hven, Nicolas Cavaillès invente, dans une langue virtuose, un cheminement qui tient à la fois du portrait et de la réflexion sur l'émergence d'une nouvelle mesure des durées et des distances à la Renaissance. Les accidents et les trouvailles de Tycho deviennent les sources d'une méditation sur le striage technologique du temps, du tic-tac de l'horloge aux quadrillages tâtonnants de l'espace.
Ce texte, qui mêle fiction et faits réels, entrelace petites et grandes destinées prises dans les mouvements invisibles du monde. S'y croisent un préhistorien amateur, des ogres, des mineurs rescapés, des figures bibliques, August Sander et Christophe Colomb, Léonard de Vinci, un lettré, une jeune émigrante, un chauffeur de bus, des essais nucléaires, Jackson Pollock ou Diane Arbus.
Fonctionnant par fragments et associations, Le Monde horizontal dessine en la suggérant l'évolution de notre rapport au monde, de la verticalité des astres et des dieux du début des temps à l'horizontalité indéfiniment répétée de la civilisation qui nous entoure. Au bout de ce parcours, dont le lecteur est aussi le traducteur, reste la figure de l'homme, sa place dans le monde, les multiples visages de sa détresse.
Au fond il s'agit d'une chronique au sens qu'en donne Walter Benjamin : une narration faite d'une superposition de couches minces et transparentes, qui se passe d'explication, et à laquelle le récepteur donne sa signification.
Le grand chemin auquel se réfèrent les notes qui forment ce livre est, bien sûr, celui qui traverse et relie les paysages de la terre. Il est aussi, quelquefois, celui du rêve, et souvent celui de la mémoire, la mienne et aussi la mémoire collective, parfois la plus lointaine : l'histoire, et par là il est aussi celui de la lecture et de l'art. La "secondarité" est dans mon caractère ; partagé entre l'anticipation et le souvenir, il me semble ne m'être pratiquement jamais absenté d'un univers à quatre dimensions. J'ai essayé dans ce recueil, à l'inverse de ce que j'avais fait dans Lettrines, de grouper des notes essentiellement disparates par familles, pour communiquer quelque ordre à leur lecture. Si le résultat n'en est pas tout à fait probant, je m'en console, en me persuadant que le tout se reflète un peu dans chacun des fragments qui le composent, et que ces notes ne s'arrangent qu'assez mal de compartiments.
« L'adulte est cousu d'enfant » affirmait Witold Gombrovicz qui, dans son roman Ferdidurke (1937), pointait avec humour notre universelle immaturité.
La plupart des humains tentent d'en refouler l'idée, les autres cherchent à la sublimer, notamment à travers l'art, les idéologies, les religions et les comportements de puissance. Mais la vérité, c'est qu'il n'y a pas de grandes personnes, comme disait Malraux. Faut-il s'en affliger et courir éternellement derrière l'illusion d'une maturité triomphante ?
Georges Picard prend le contre-pied de ce combat hypocrite perdu d'avance. Il imagine un narrateur prêtant l'oreille avec bienveillance à des hommes et des femmes de différents âges dont l'immaturité ressortit à ce que l'auteur nomme des puérilités subtiles. Celles-ci se manifestent par des superstitions incontrôlées, des questionnements existentiels angoissés, des aspirations idéalistes, des bouffonneries ou des fureurs désespérées.
Mais l'immaturité marque tout autant le militantisme politique manichéen, l'amour fou romantique ou l'intellectualité arrogante.
Ce petit tour des puérilités d'adultes à travers les confidences de personnages curieux et souvent attachants constitue une sorte d'éloge de ce qui demeure en nous de plus vivant : la persistance irréductible de l'enfance.
Après l'illusion, la connerie, le génie, la folie, l'insomnie, l'ivresse, Georges Picard poursuit l'exploration littéraire des marges de notre lucidité.
On a planté des feuillus pour ombrager les beaux quartiers ; on les a arrachés pour le stationnement des voitures. On plante à présent des arbres au coeur des cités pour mieux y respirer.
Mais l'arbre est aussi un mât mémoriel irrigué par l'histoire et les mythes.
Associé à une figure historique, il contribue à élargir sa dimension légendaire ou à la rectifier. Il est fréquent de croiser sur son chemin allemand, le « chêne de Hölderlin » ou celui de Schiller. Et quand « l'arbre de Goethe » du camp de Buchenwald fut atteint par les bombes alliées, le proche démantèlement de l'enfer sembla confirmer la légende associée au chêne.
Si communiquer avec un arbre est affaire délicate, ce qu'il nous communique peut l'être aussi. Sous la connaissance pointent quelques racines de l'inconnu. Hugo confère aux arbres des savoirs mystérieux : « Arbres de la forêt, vous connaissez mon âme ! » Les représentations de cet insu font merveille : Rimbaud reconnaît au wasserfall blond une déesse à la cime argentée des sapins ; Ponge voit le mimosa « comme un personnage de la comédie italienne » ; pour Ghérasim Luca, « les arbres sont des idées élancées et chaque feuille une pensée aux abois. ».
C'est dans cet humus que croît mon modeste arboretum, ma communauté d'arbres singuliers. Le plus souvent ces rencontres résultent de périples.
Mais le déracinement n'a pas valeur de dogme : quelques arbres de l'enfance, d'une lenteur attachante, en disent long.
P. B-V.
Rien pour demain, rien pour hier, tout pour aujourd'hui disaient les dadaïstes, devise qui est à l'image même de notre rapport moderne au temps, celui que la culture a édifié au long des bouleversements du monde, guerres, révolutions industrielles et sociales, découvertes et inventions - de l'astronomie à la photographie, de l'organisation du travail à la télévision. Ce livre dessine en la suggérant l'évolution de la manière dont nous pensons le cours des choses au travers de récits articulés les uns aux autres mêlant figures réelles et de fiction, où se croisent l'astronome John Herschel, une grève chez Renault, une vendeuse de nouveautés, un poète mort dans les tranchées, le Capitaine Crochet, une New-yorkaise des années 50, la dernière Impératrice de Chine, l'histoire de la photographie, Marinetti ou Claude Monet. Un parcours qui va des cycles toujours recommencés du monde, giration des astres, ronde de la vie humaine, à une vision unidirectionnelle dont l'accélération constante nous a mené au visage du temps que nous connaissons aujourd'hui, celui d'un jour permanent de l'événement et d'une suprématie inédite de l'instant.
Non pas suite, mais volet symétrique du Monde horizontal, Rien pour demain en reprend et prolonge la trame narrative faite de fragments et d'associations, enchaînement de textes et d'intertextes au service d'un sens qui nous parle de l'évolution de notre rapport au monde et auquel c'est le récepteur qui donne sa signification.
Depuis bien des jours le vieux cheminait avec la petite le long de la rivière. Quelquefois le vieux tenait la main de la petite mais, le plus souvent, il la laissait voyager seule autour de lui : telle est la première phrase de ce roman puissamment envoûtant tant par la tension dramatique constante que Marc Graciano parvient à conserver tout au long de ce voyage initiatique, semé d'embûches, dans un temps très ancien, que par son style unique, à base de litanies.
Dans leur périple vers l'amont de la rivière, le nord, le vieux et la petite traversent une nature à la fois splendide et sauvage, croisent des personnages inoubliables, comme le veneur.
Vers où les conduira leur destin ?
Marc Graciano est né le 14 février 1966. Il vit au pied des montagnes aux confins de l'Ain et du Jura.
Pour Pierre Chappuis, l'acte poétique - auquel il associe l'acte de lire le poème - est « un travail en profondeur, dans la solitude, celle d'un gardien de phare. Rien d'un repli lyrique non plus que d'une concentration égoïste... » Ce refus du « repli lyrique », n'est pas d'abord, ou pas essentiellement, un choix moral, mais une voie d'accès à ce qui est plus large et profond, plus désirable surtout, que le moi. Reprenant à son compte cette volonté, exprimée par Pierre Reverdy, de « fixer le lyrisme de la réalité », Chappuis attend du poème qu'il se « laisse écrire », non par quelque magie ou hallucination, mais par la « force et la vertu des mots vivants ».
Les poèmes de Chappuis, « tout à la fois compact[s] et disséminé[ s] », sont donc toujours brefs, lacunaires, ménageant dans ce but de l'espace autour des mots, recourant souvent aux incises ou parenthèses. Sa tentative de saisie du paysage est moins appropriation qu'invention. A ce propos, il reprend les mots d'Amiel :
« Un paysage quelconque est un état de l'âme ».
Patrick Kéchichian
Liberté Grande est le versant poétique de l'oeuvre de ce géant.
Les premiers textes réunis en 1946 sous ce titre, qui portent la marque du surréalisme, ont tous été écrits entre 1941 et 1943. Mais la présente édition nous offre aussi ceux écrits en 1947 ("Paris à l'aube", "Moïse", "Intimité", "les Hautes Terres du Sertalejo"), en 1950 ("La sieste en Flandre hollandaise"), en 1957 ("Gomorrhe") et "Aubrac", écrit en 1963. Liberté Grande, mis en bouche par Alain Carré, mérite d'être découvert à l'instar des grands romans.
Dans un chalet de vacances, une famille asperge des tas de vêtements regroupés en remparts autour d'eux. Des insectes nocturnes frappent leur tête contre les murs. Un enfant disparaît très brièvement dans un lit trop grand. Deux amis mettent à l'épreuve de la réalité la théorie selon laquelle la pâtée pour chat a le même goût que les araignées. Mon plan se présente comme une série d'expériences vécues par un narrateur tout à fait consentant, qui tente, plein de bonne volonté, de ramener au présent tout ce qui ne l'est pas. Souvenirs, projections, conjectures, hypothèses. Il tourne autour de quelques questions qui portent sur les présences fugitives dans sa vie : Pourquoi tue-t-on les araignées ? Comment s'installe une image ? Que faire d'une scène qui se répète ? Mais l'expérience tourne mal, et voilà le narrateur pris dans le devenir-intrigue de quelques motifs récurrents qu'il n'a pas vraiment vus venir.
"Je n'ai jamais été à Rome", écrivait Julien Gracq dans Lettrines 2, et il poursuivait : "Un jour ou l'autre me verra bien sur ses chemins, puisqu'il paraît que tous y mènent, mais qu'y trouverai-je ?" Cette probabilité, envisagée sans excès d'enthousiasme, trouva à se réaliser au printemps 1976.
(Cité par Bernhild Boie).
Dès les premières lignes on retrouve un Julien Gracq au vitriol qui prévient gentiment son lecteur. "Le respect est une attitude dans laquelle je ne brille pas beaucoup." On sent déjà les tremblements de quelques promeneurs cacochymes et les vacillements de jambes de quelques historiens non moins languissants. "A Rome, tout est alluvion, et tout est allusion." Ca y est, c'est parti ! Le voyage commence.
Laurent Lemire, La Croix.
Entreprise passionnante, qui vise à s'interroger sur les rapports du regard et de l'intelligence, et à faire de l'oeil non pas l'instrument d'un vague plaisir d'appoint, mais un organe essentiel de l'esprit. Et c'est un grand livre que cette flânerie dans Rome et autour de Rome, parce que, fondée sur le mouvement d'une humeur massacrante et bien décidée à massacrer en effet les conventions de la beauté que nous allons cautionner au fil de nos huit jours de transhumance culturelle, pension comprise, sa vigilante promenade, tout occupée à démythifier les automatismes extasiés du prêt à rêver qui embouteille les aéroports, ne détruit les conventions romaines que pour capter, paradoxalement, au terme d'une irrévérencieuse enquête, un peu de la vraie magie de la capitale italienne.
Renaud Matignon, Le Figaro..
Quelle étrangeté que d'enclore l'idée d'empire universel dans un nom de ville ! et de l'y laisser oubliée depuis quinze cents ans. Il y a une atmosphère de déshérence distraite qui est propre à Rome. On se promène dans ses rues, on est retenu par l'échelonnement démesuré au long des siècles des souvenirs monumentaux, par la prolifération des édifices insignes, par l'entassement des oeuvres d'art- cependant que le sentiment diffus d'une absence, d'une vacance centrale se fait jour. Comme si on parcourait les salles d'un palais où le maître fabuleux de céans, par quelque lubie incompréhensible, se fait celer, et n'y est plus pour personne.
Singulière ville, qui a évacué sur la pointe des pieds l'ordre des tableaux chronologiques et des annales historiques, pour ne plus relever sérieusement que des computations apocalyptiques, millénaristes, de Malachie, de Joachim de Flore, et de Nostradamus. Avec cet air sournois qu'elle conserve de rêver les yeux mi-clos par-delà les siècles. A la Troisième Rome ?...
Gracq, Autour des sept collines, extrait.
À l'hiver 1705, Johann Sebastian Bach n'a que vingt ans. Il est organiste à Arnstadt, sa situation est établie, sa réputation solide. Qu'est-ce donc qui le pousse à braver le froid pour parcourir, à pied, les quatre cents kilomètres qui le séparent du maître de Lübeck - le compositeur Dietrich Buxtehude ?
Car Bach se met en route. Devant ses pas se dressent des silhouettes familières, des ombres inquiétantes, des pièges et des consolations. Mais c'est surtout du silence et de la solitude que Bach fait l'expérience, d'une solitude et d'un silence peuplés par la foi, en Dieu et en la musique. N'est-ce pas la noce de Dieu et de la musique que Bach tente de célébrer, seul dans la rigueur de l'hiver ?
Serait-ce donc ainsi, en un mot, que Bach est devenu Bach ?
Ce sont des questions que le roman rencontre. Mais il n'a pas prétention, il n'a pas vocation à trancher. Il invente. Il prend le parti de suivre un homme qui, dans un geste fou et sublime, décide de se mettre en marche et de fouler cent lieues de neige, pour aller se trouver, au nord de l'Allemagne, un maître parmi les maîtres. Au fond, tout cela n'est peut-être jamais arrivé. Mais quelle importance ?
Une silhouette montée sur un coursier se détache au loin sur le versant d'une colline. C'est une fille, elle est à la tête d'un groupe de cinq guerriers, à cheval eux aussi. Ainsi commence le second roman de Marc Graciano, hymne à la beauté de la nature sauvage et idyllique où l'on sent très vite que tout peut basculer car la cruauté des hommes, elle, sera sans limites.
« La fille était de taille moyenne et elle était fluette et elle était d'une extraordinaire souplesse si bien que les jambes laxes de la fille, quand la fille chevauchait son coursier, épousaient tellement les flancs du coursier qu'elles se confondaient avec eux et qu'il semblait n'y avoir point de frontière entre la fille et son coursier et que la fille était reliée au dos du coursier par un contact ininterrompu, et le bassin de la fille était régulièrement projeté vers l'avant, comme si la fille avait tracté son bassin avec la main accrochée à la crinière échevelée du coursier mais son bassin, en vérité, était projeté spontanément et machinalement, comme mû par une action indépendante de la fille, et la fille chevauchait avec une telle adresse qu'elle semblait n'utiliser, de surcroît à l'absence de bride et de rênes, ni les jambes ni la voix et diriger son coursier par le seul déplacement de la surface de jonction de son corps avec celui du coursier ou par le seul mouvement de sa volonté qui eût été reliée à celle du coursier par une liaison invisible mais indéfectible. »
Extrait de l'avant-propos de Julien Gracq.
Il reste (...) que cette matière [de Bretagne] n'est pas épuisée, et que ce serait vraiment faire peu de confiance au pouvoir de renouvellement indéfini de la poésie la plus pure - la plus magique - que de le croire. Le cycle de la Table Ronde appartient à l'espèce de mythes la plus haute : il est par essence un de ces carrefours où les très petits déplacements du promeneur correspondent à chaque fois à un foisonnement de perspectives nouvelles. Vu sous un certain angle, il donne sur l'histoire du roi Saül et la légende du prêtre de Némi - sous un autre, Wagner a pu y voir une apologie de la pitié, et même assez curieusement, comme on sait, le prétexte à une prédication végétarienne. Il fournit l'archétype du " Bund " idéal, - de la communauté élective. Il noue une gerbe d'éléments concrets propre à matérialiser comme nulle autre le thème de la fascination. Reste au centre, au coeur du mythe et comme son noyau, ce tête à tête haletant, ce corps à corps insupportable-ici et maintenant, toujours-de l'homme et du divin, immortalisé dans Parsifal par la scène où le roi blessé élève le feu rouge du Graal dans un geste de ferveur et de désespoir qui figure un des symboles les plus ramassés que puisse offrir le théâtre - un instantané des plus poignants que recèle l'art - de la condition de l'homme, qui est, seul entre tous les êtres animés, de sécréter pour lui-même de l'irrespirable, et, condamné à ce tête à tête fascinant et interminable avec ce que de lui-même il a tiré de plus pur, de ne pouvoir faire autre chose que de répéter l'exaltante et désespérante formule : «Je ne puis vivre ni avec toi, ni sans toi.» La température d'orage que dégage ce tête à tête sans rémission est à elle seule d'une nature assez attirante, je le crois, pour conduire à donner au personnage d'Amfortas la place centrale : c'est de ce changement de perspective que je m'autorise pour le titre que j'ai donné à cette pièce. Dans ce nouvel éclairage, il m'a paru qu'il pouvait n'être pas sans intérêt de suivre une fois de plus le héros dans une démarche dont tout le mythe tend à démontrer qu'elle est au dernier point dangereuse et semée d'embûches, et de s'arrêter avec lui à quelques-uns des écueils dont sa route était jalonnée. Ces écueils sont de nature spirituelle et leur garde remise tout naturellement aux mains les grands naufrageurs. Le personnage du prêtre ne saurait se séparer de la silhouette essentiellement noire qui lui est échue dans une représentation populaire finalement bien avisée : il se présente ici sous deux formes : l'homme de sage, mais borné conseil, dont le héros trouve traditionnellement la main secourable - et vaine - tendue au bord le sa route au moment où il aborde le dernier tournant. L'autre a l'orgueil du gardien et du détenteur les objets sacrés : lieu de contact du divin et du terrestre, il a deux faces : par l'une il sécrète et répand l'ombre comme la seiche son encre, il embrouille, il est par vocation le grand avorteur - par l'autre il est le point d'attache à la terre d'un climat difficilement soutenable, le lieu d'un écartèlement absorbant, une de ces pierres de foudre exemplaires qui jalonnent une des frontières - et non la moins brûlante - de la condition humaine. Les propos qui lui sont prêtés souhaitent de n'emprunter quelque force qu à l'impartialité apparente, mais dans une certaine mesure loyale, que doit l'auteur à ses personnages, à partir du moment où il leur fait assez de crédit pour leur enjoindre de se manifester.
Si peu d'intérêt qu'en définitive cela représente, je tiens tout de même à dire que c'est Kundry qui porte mes couleurs.