Fario
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Coeur de neige s'apparente au genre du conte animalier dont les protagonistes sont, comme on s'y attend, anthropologisés, mais dont rien dans le déroulement de l'histoire n'est invraisemblable, bien au contraire : le merveilleux réside au coeur de la réalité quotidienne. Il y est question d'un couple formé par Tacite, « un chat de gouttière au pelage noir et aux manières calmes » travaillant comme ingénieur dans une centrale nucléaire, et de Bruhle, « une chatte angora qui, à l'époque de leur mariage, suivait des études d'architecture et depuis s'était installée à son compte dans un commerce de lingerie fine ».
Ce couple ressemble à tous les couples chez qui alternent, on ne le sait que trop bien, des périodes de lumière et d'ombre. Mais il se trouve que cette vie conjugale réserve à Tacite plus souvent l'ombre que la lumière. Tacite conçoit vite qu'il est devenu, aux yeux de celle dont il est censé partager la vie, totalement transparent si ce n'est parfaitement inexistant. Un souvenir d'enfance, où le portrait des parents de Tacite est brossé, précise la précarité financière de la famille dans laquelle il a grandi, et révèle que Tacite connaît d'expérience l'alternance de la lumière et de l'ombre - l'école lui a ainsi réservé des leçons d'écriture et de vie, ce qui est la même chose.
Au passage, en voici une : « On peut fort bien vivre une vie que l'on ne vit pas. On peut indéfiniment supporter ce que l'on ne supporte plus. » Puis Brulhe la négligente finit par disparaître et par plonger Tacite dans des ténèbres définitives. Le chat réalise alors que la seule lumière qui l'a illuminé émanait d'elle seule. La fin de l'histoire a lieu durant la nuit de Noël où Tacite vide une bouteille de champagne puis fait une expérience aussi innocente et fantaisiste que déterminante - elle nécessite seulement un coeur d'enfant. Vous demanderez sans doute : « Quel est l'enseignement de ce conte ? » Posez cette question aux flocons de neige. Il y a des chances que vous soyez - entretemps amusé, émerveillé mais aussi édifié - durablement éclairé par leur réponse. -
Le bois du chapitre : Verdun 1914-1918
Pierre Bergounioux
- Fario
- Theodore Balmoral
- 3 Février 2023
- 9791091902922
Le titre, amphibologique, dit tout. Précisons cependant que la scène a lieu, d'abord, dans les années soixante, à Brive-la-Gaillarde, devant le monument aux morts élevé, place Thiers, à la mémoire des soldats tombés pour la Patrie durant la Première Guerre mondiale. C'est là que se tiennent les cérémonies auxquelles l'enfant assiste, sans réaliser « ce qu'ils furent », tandis que les héros, un à un, disparaissent. Le jeune lecteur ouvre pourtant à la bibliothèque municipale les livres sur l'époque afin d'en apprendre davantage sur les circonstances et les modalités du désastre, pour trouver des explications sur ce qui a eu lieu, la présence des estropiés dont le nombre impressionne. Mais c'est l'incompréhension qui s'impose. Manquent aux livres noyés de gris « le relief, les détails, les finesses ». Et puis l'enfant, tout au présent, est trop jeune quand la réalité se dresse enfin devant lui : l'échelle réduite des reproductions qui est censée la représenter mais, en partie, la trahit.
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Blocus sentimental : l'hiver qui vient
Jules Laforgue
- Fario
- La Bibliotheque Des Impardonnables
- 13 Janvier 2023
- 9791091902861
C'est à Edouard Dujardin et Félix Fénéon que l'on doit la première édition, sous le titre de Derniers vers, des poèmes donnés ici. Les deux écrivains firent en effet paraître posthume, en 1890 et à 57 exemplaires (sur souscription) cette suite, à côté des Fleurs de Bonne volonté et du Concile féerique. Si pour ces deux derniers ensembles les titres sont du poète, « Derniers vers » est une commodité d'usage à laquelle l'inventeur malgré lui du « monologue intérieur » et l'auteur des Nouvelles en trois lignes eurent recours. Les douze pièces d'un ensemble où culminent plusieurs sommets de l'art laforguien, avaient paru pour la plupart en préoriginale dans divers numéros de La Vogue en 1886. En 1894, Vanier les reprendra à son tour dans son éditiondes Oeuvres complètes. Par conséquent, voilà exactement 132 ans (sauf erreur de calcul ou omission bibliographique) qu'au fil des rééditions ces « derniers vers » - point final d'une oeuvre où les merveilles surabondent -, attendaient de paraître séparément. Ce simple exemple illustre l'une des vocations particulières de la Bibliothèque des Impardonnables: offrir au lecteur un recueil et lui seul, sans l'enchâsser dans une édition qui réunit plusieurs titres en un seul volume.
Nous ne ferons à personne l'injure de rappeler quel poète fut Jules Laforgue, ni quelle influence exercèrent son esprit, sa manière et son ton sur quelques-uns des plus grands poètes du XX e siècle et sa modernité, dont T.S. Eliot.
Entrons plutôt aux domaines où nous invite un automne où « les cors font tontaine », et sonnent l'hallali. C'est la saison où « tous les bancs sont mouillés », où l'«on ne peut plus s'asseoir ». Oui, c'est l'hiver qui vient. Aussi, au seuil de cette grande saison de l'âme, décrétons avec le poète, d'une voix unanime, un Blocussentimental. -
L'obsolescence de l'homme t.2 : sur la destruction de la vie à l'époque de la troisième révolution industrielle
Günther Anders
- Fario
- 7 Mars 2012
- 9782953625820
Découvrez L'obsolescence de l'homme - Tome 2, Sur la destruction de la vie à l'époque de la troisième révolution industrielle, le livre de Günther Anders. "Il ne suffit pas de changer le monde. Nous le changeons de toute façon. Il change même considérablement sans notre intervention. Nous devons aussi interpréter ce changement pour pouvoir le changer à son tour. Afin que le monde ne continue pas ainsi à changer sans nous. Et que nous ne nous retrouvions pas à la fin dans un monde sans hommes." C.A.
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Le surmoi culturel : aux sources de la violence collective
Gilbert Diatkine
- Fario
- Le Silence Des Sirenes
- 7 Avril 2023
- 9791091902915
Comment comprendre ce paradoxe : la société qui contraint chacun de nous à restreindre ses appétits et à endiguer ses mouvements pulsionnels - tant ceux qui le portent à aimer que ceux qui le portent à détruire - s'avère si régulièrement fauteuse d'insondable destructivité ? Dans ce livre, l'auteur porte la réflexion aussi bien sur les affrontements entre Serbes et Croates et le rôle que peut y jouer le « narcissisme des petites différences », que sur la trajectoire singulière d'antisémites un temps saisis par le délire. Il interroge aussi son expérience de superviseur pour comprendre l'enjeu des cures menées auprès de victimes directes d'affrontement fratricides. Il souligne les ravages que les dénis sociaux qui suivent les guerres parviennent à causer dans le psychisme des descendants. En parallèle de ces réflexions il suit la pensée de Freud sur les mouvements des foules et des groupes, analyse la lente genèse de concepts majeurs comme ceux de « meurtre du père de la horde » ou de repas totémique et l'incidence des dialogues souvent conflictuels avec Jung sur le poids des mythes universels ou avec Adler sur la place qui revient à la destructivité.
Cet ouvrage, qui rassemble des études menées depuis de nombreuses années, a pour point de départ la réflexion clinique, mais il reprend l'histoire de la pensée freudienne sur le champ social pour finalement proposer une ressaisie analytique des effets de la destructivité qui sévit dans le monde que nous habitons.
Avec l'espoir d'y faire face. En analyste. -
Paru en 1958, Le Repos du cavalier rassemble huit proses qui consacrent une errance du marcheur, en quête d'une réponse qui ne peut être aperçue ou sentie que fugace, instantanée, labile : elle surgit ici, quelque fois, sous une forme ou une autre, et c'est toujours le sentiment d'une présence. Le plus souvent à une distance d'astres des autres vivants, l'homme sans but qui glisse au fil des brumes et hante ici les paysages du Haut-Jorat croise cette présence : la fleur qui lui fait signe, la bête qui lui offre un chant ou un regard, le paysan tenant au poing son outil ou menant son cheval, l'ami lointain qui soudain revient dans le coeur et dont le pas soudain est plus qu'un souvenir, le moissonneur mort qui franchit le seuil de l'auberge et que nul ne voit plus désormais. C'est affaire d'attention, de patience, et de fragilité. C'est l'affaire d'un instant, d'un « éclair infini ». Et puis tout se referme, une lueur se noie dans le grand flot des innombrables , l'homme est repris par la cohue des foules et l'implacable étau du temps.
L'écriture aurait-elle alors la charge de rendre à ces présences, à ces invisibles, une provisoire éternité ?
* « La Vérité ne pourra jamais nous atteindre. Elle nous cerne de son jeu d'échos et de reflets insaisissables, elle nous effleure soudain comme l'aile du vent frais l'épaule des faucheurs, et fuit... Et nul, parmi ceux que brûle la soif de l'innocence n'en découvrira jamais la source. Seul un miroitement parfois la dénonce à travers les broussailles du réel, comme il arrive aux rivière endormies, mais cette lueur est plus précieuse à notre coeur que son propre sang. Qui l'a surprise un jour, apparue, disparue, au plus profond d'un regard humain n'aura plus désormais d'autre poursuite. Ô sourde quête au long de toute une vie de sable et sous les faux orages de l'aridité ! » G.R.
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A partir de textes appartenant aux mémoires historiques ou à la littérature (ceux de Napoléon Ier, de Cavalié-Mercer, de Custine, Saint-Simon, Montesquieu, Pouchkine) ; à partir de l'oeuvre de Marx qui, nous rappelle-t-il, a séjourné en France ; à la suite de Boris Souvarine établissant des parallèles entre le régime policier russe du tsar Nicolas Ier et le régime communiste de l'URSS de Staline, Pierre Bergounioux définit ce que, considérant ce qu'en ont écrit parmi d'autres Gogol, Tolstoï, Dostoïevski, l'on a appelé l' "âme russe" - quand Custine regarde précisément les Russes comme "? des machines incommodées d'une âme ? ".
S'interrogeant sur les raisons de la disparition du "socialisme réel" , dont l'hypothèse la plus courante incrimine, avec Karl Wittfogel, le despotisme oriental, Bergounioux convoque les analyses d'Eric Hobsbawm : les Bolchéviks "ont cru possible de passer du féodalisme au socialisme en escamotant le stade capitaliste" , et de John Kenneth Galbraith : "L'égalité du partage a guidé le législateur soviétique mais la faiblesse de l'appareil productif est telle qu'il n'y a rien ou presque à partager" .
Cependant, selon Bergounioux, "rien n'éclaire l'histoire d'un peuple comme sa littérature" . Si bien que c'est vers elle qu'il faut se tourner pour comprendre la Russie, la terreur qui la gouverne. Et quand il s'agit de distinguer les écrivains français et les écrivains russes, un trait revient, implacable : "C'est le péril que [ces derniers] encourent à simplement dire ce qui est". Aussi "c'est le stalinisme qui a tué Essenine, Maïakovski, Marina Tsvetaïeva, envoyé Soljenitsyne et Chalamov au goulag, étouffé, au nom du "? réalisme socialiste ? ", l'expression approchée, authentique de l'expérience à quoi tend, d'âge en âge, la littérature si elle est bien révélation, délivrance".
Pierre Bergounioux relie ainsi les interventions de l'artiste Piotr Pavlenski à l'héritage de ses compatriotes : "Un artiste russe, parce que russe et non pas français, doit payer d'exemple, de sa personne. La chose qu'il dévoile est redoutable. C'est l'Etat, cet organe qui, selon Max Weber, "? monopolise l'usage de la violence physique légitime ? ". Et c'est bien contre Poutine et les oligarques qui ruinent à leur tour le peuple russe que Pavlenski s'élève car, envers et contre tout, "l'aspiration millénaire à la justice, à l'égalité, à la liberté, si elle a disparu de la surface du sol, n'en continue pas moins de cheminer sous terre".
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Sept familles ? Ce sont celles que Jacques Réda reconnaît ici comme autant de familles d'adoption ou de familles d'accueil : elles auront littérairement nourri et édifié l'auteur de L'Herbe des talus. Sept familles ? Ce sont celles de sept écrivains, plus ou moins de la génération de son propre père, et qu'a connus l'auteur, comme on dit, de leur vivant.
Le directeur de la NRF qu'il fut de 1987 à 1996 est devenu, autant par admiration que par affinité partagée, leur ami et il propose ici, comme une reconnaissance de dette, à la fois de parlants portraits et, pour chacun d'eux, une des poétiques des plus pointues, une esthétique des plus justes qui leur ait jamais été consacrées. Car Jacques Réda -on l'oublie trop souvent si on ne l'ignore pas - est l'un des lecteurs les plus fins qu'a connus la littérature française de notre époque.
Sept familles ? Il s'agit, dans l'ordre alphabétique, de celles de Jean Follain, d'André Frénaud, de Lorand Gaspar, de Jean Grosjean, de Louis Guillaume, de Francis Ponge, de Jean Tardieu - et puisqu'il faut toujours qu'une pièce rapportée élargisse heureusement chaque famille, au risque de faire mentir notre titre : de l'impayable Raymond Queneau.
Les lecteurs auront ainsi la chance de redécouvrir des auteurs essentiels pour la compréhension de l'histoire littéraire de la fin du XXe et du début du XXIe siècle et - clé unique pour la compréhension de son oeuvre- de la bibliothèque intime de Jacques Réda.
Jacques Réda est né le 24 janvier 1929 à Lunéville.
Du même auteur, les éditions Fario ont publié dans la collection Théodore Balmoral, Le Chant du possible, écrire le jazz, en 2021 et avec Alexandre Prieux, Entretien avec Monsieur texte en 2020. -
Publié en 1927 et initialement destiné à une préface de Lucien Leuwen, ce texte est le portrait fulgurant d'un égotiste et de son drame : un homme partagé entre le souci d'entrer dans la gloire et l'orgueil suprême d'être unique, d'être lui-même. « Vivre. Plaire. Être aimé. Aimer. Écrire. N'être pas dupe. Être soi, - et pourtant parvenir. Comment se faire lire ? Et comment vivre, méprisant ou détestant tous les partis. » Ce questionnement conduit Valéry a une lumineuse réflexion sur la sincérité et sur la foi. Il n'est sans doute pas exclus de présumer que cette admiration pour un insolent est le prétexte d'un examen de conscience de son auteur par lui-même. Et qu'au travers des années, le toujours jeune Henry Beyle tend encore aux hommes sérieux de la postérité, c'est à dire à chacun d'entre nous, plus qu'une caricature : un miroir.
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Règles de savoir-vivre à l'usage d'un jeune juif de mes amis
André Weil-Curiel
- Fario
- 21 Avril 2023
- 9791091902939
Règles de savoir-vivre à l'usage d'un jeune Juif de mes amisd'André Weil-Curiel a été imprimé une première fois le 3 août 1945 aux éditions du Myrte. Nous en avons repris la préface de Léon-Paul Fargue, l'avant-propos (non signé) et le texte intégral d'André Weil-Curiel qui constituaient l'édition originale. Ce livre d'André Weil-Curiel se présente sous la forme d'une lettre adressée à un certain Lévy par un certain Dubois, ami de lycée du père du premier. Dubois retrace tout d'abord la carrière militaire de Lévy rappelant celle d'André Weil-Curiel : il a rejoint le général de Gaulle à Londres dès le 19 juin 1940. Dubois lui demande de ne pas insister sur sa valeur militaire, sur ses exploits guerriers quand les Français ont eux aussi souffert et ajoute qu'il n'y a pas lieu de se vanter ni de s'étonner du climat hostile qui accueille Lévy quand il rentre à Paris. Car, finalement, pour ceux qui «n'ont pas songé un instant à désobéir au maréchal Pétain, tu es un rebelle, tu es un émigré, un excitateur de la radio de Londres. Tu te cabres?? Il était noble de poursuivre la lutte, de rester fidèle à l'Alliance avec l'Angleterre, de faire non seulement des voeux, mais des sacrifices pour la cause alliée?? Peut-être - dans certains cas - mais pas dans le tien. C'est une question de nuances. Tu appartiens à une race errante.» Tout ce qui va lui arriver montre qu'après la guerre, le Juif Lévy est - encore - de trop dans une société française qui n'a pas changé. Bien sûr, la famille de Lévy a été fixée en Alsace depuis le xve siècle - mais cela ne change rien... Sur un ton éminemment ironique qui dénonce le sort réservé aux Juifs par la France de l'après-guerre, suit une réflexion cinglante sur le nom des Juifs, sur leur désir de s'intégrer à une société qui le rejette toujours, sur les spoliations dont ils ont été les victimes.
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Ce livre instaure un débat, dans la société allemande des années 80, autour du pacifisme et de la lutte contre la nucléarisation du monde. S'il s'inscrit dans l'après Tchernobyl, ses conclusions, l'impossibilité de ne pas recourir à la violence comme légitime défense, dépassent de loin le cadre de sa publication initiale.
Qu'il s'agisse de Fukushima, qui est une réalité et non un symbole, ou de tout autre projet destructeur en provenance de l'industrie et de l'État réunis en consortium, ces pages sont d'une indéniable actualité.
Le livre intègre toutes sortes d'objections et de contributions adressées à Günther Anders lors de la parution d'un premier article. Il est également constitué d'entretiens, réels ou fictifs, dans lesquels on découvre un Anders politique, non seulement un critique radical de l'État mais aussi un auteur capable de provoquer une société entière pour l'inviter à réagir.
Il s'inscrit dans la suite de Hiroshima est partout, de La Menace nucléaire et ce titre, il vient heureusement compléter les textes déjà traduits en français et introduire en France les termes d'une discussion qui n'y a guère été menée.
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Des indésirables : quatre manières de traiter un embarras
Jean-Michel Rey
- Fario
- Theodore Balmoral
- 21 Avril 2023
- 9791091902946
Sous le titre Des indésirables sont étudiées et confrontées des situations différentes mais présentant des points communs ou des analogies. C'est, d'abord, un détail de la législation de Vichy de 1940; l'«embarras», ici, ce sont les Juifs : il faut les faire tout simplement disparaître. Quelques mots paraissent suffire à cette opération. Il s'agit, ensuite, du rejet du protestantisme, au début du XIXe siècle, de la part de Joseph de Maistre avec son équivalent chez Novalis ; terrain propice au développement d'un certain théologico-politique «à la française». Le troisième chapitre évoque la réflexion d'Edgar Quinet (et, à sa suite, Simone Weil) sur la continuité entre les Grecs de l'époque classique et le christianisme ; le judaïsme est donc l'absent de la civilisation, les Grecs sont d'emblée déjà-chrétiens. Le dernier chapitre reprend une analyse de Péguy qui montre comment la pédagogie moderne réduit l'enfant pour le faire accéder à l'état adulte, le rendant proprement inexistant.
Dans ces quatre cas, c'est un objet indésirable qui est effectivement façonné, qui est désigné en tant qu'embarras. On croit donner ainsi toutes les raisons de le faire disparaître, et ce, définitivement. Ce sont là des façons de fabriquer du non-être pour pouvoir rapidement s'en défaire. Le paradoxe est, ici, que la haine s'en prend à des formes imaginaires qu'elle contribue à former continuellement. Quatre institutions sont évoquées par ce biais, en vue de cerner cette logique singulière d'exclusion et de destitution : l'État, l'Église, l'Histoire, l'Éducation.
Accommoder le temps et réduire la langue à quelques vocables ou à des mots d'ordre, ce sont, aux yeux de l'Institution, des manières de faire qui doivent permettre une éviction réussie de ce qui gêne foncièrement, voire une épuration rassurante, et qui fournissent, également, en quelques phrases, un surcroît de narcissisme à un « nous » fabriqué de toutes pièces. -
Hannah Arendt et Anders ont été brièvement mariés avant que de se séparer dans l'exil et les cheminements intellectuels distincts, séparés. Mais il semblait jusqu'ici que ces chemins ne s'étaient plus jamais croisés, et qu'une distance s'était instaurée. Ce livre, paru l'année dernière en Allemagne, constitue de ce certain point de vue une révélation : tout au long de plusieurs décennies, de 1933 à 1975 l'un et l'autre n'ont jamais cessé de s'écrire, d'évaluer mutuellement leurs avancées ou leurs difficultés à être, à écrire, à penser, et dans l'épreuve, de se soutenir.
Cette correspondance s'étend sur deux périodes distinctes :
1939-1941 : années d'exil avec des lettres d'Arendt depuis le Sud de la France puis les Etats-Unis, témoignant de son errance avant de pouvoir embarquer, via le Portugal, vers New-York, puis de son installation dans cette ville avec son mari et sa mère, de la reprise de l'écriture pour l'un et l'autre, des multiples engagements et démarches pour sauver ou accueillir les proches fuyant le nazisme.
1955-1975 : années du retour en Europe pour Anders et de l'installation définitive aux États-Unis pour Arendt, les derniers échanges se poursuivant jusqu'à la mort de celle-ci en décembre 1975. L'un des fils rouges de ces lettres est la question des retrouvailles impossibles : maints plans pour se retrouver dans une ville européenne à l'occasion d'une conférence ou d'un voyage sont ainsi échafaudés et finalement échouent. Mais l'un et l'autre demeurent très attentifs à leurs travaux et livres respectifs et les lettres laissent entrevoir des échanges téléphoniques. Hannah Arendt meurt avant que le projet de rencontre puisse aboutir, cette « impossible rencontre » venant peut-être métaphoriser l'écart maintenu de part et d'autre, au delà d'une reconnaissance mutuelle et d'une sorte de familière et évidente disputatio entre leurs oeuvres.
Ce volume contient également des textes écrits en commun ou que l'on pourrait dire «croisés» :
Un texte sur les Élégies de Duino de Rilke signé conjointement; deux textes écrits séparément mais simultanément et en écho l'un à l'autre sur un ouvrage de Karl Mannheim, Idéologie et Utopie, ainsi que deux poèmes sur Walter Benjamin.
Après un robuste appareil de notes qui constitue une source d'informations très riche sur le milieu des émigrés allemands ou les cercles intellectuels proches des deux correspondants, l'ouvrage est conclu par une remarquable étude de Kerstin Putz.
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Libre cours : à l'épreuve de l'oisiveté
Marion Milner
- Fario
- Le Silence Des Sirenes
- 7 Juillet 2023
- 9791091902953
Par son originalité et la simplicité apparente de son style alerte Marion Milner occupe une place à part dans le panthéon de la pensée psychanalytique. Sa réflexion sur la créativité dans la séance comme à l'extérieur de ce cadre sont une source constante de renouvellement pour la réflexion. Sa perspective s'inscrit dans le sillon tracé par Winnicott : il s'agit pour elle de souligner les mouvements susceptibles de favoriser l'authenticité d'un sujet - en s'affranchissant de la pression que peuvent exercer sur lui ceux qu'il aime ou qu'il redoute. Dans ce livre, la réflexion emprunte le chemin de l'analyse des états d'âme qui accompagnent les variations du quotidien dans les situations les moins bien balisées. C'est ainsi que l'auteur est amenée à poser la question de la vacance : que faire de son temps libre ? Si l'on a des certitudes sur le monde, une telle interrogation disparait. Mais si l'on est moins affirmatif, plus conscient de l'identité des autres que de la sienne propre, le problème devient réel. Le risque de vivre par raccroc, à la remorque de l'autre, de ses désirs et de son bien être, s'accroit. En l'occurrence, malgré leur émancipation, la question reste cruciale pour bien des femmes. Faisant recours à une méthode tient de l'enquête, de la psychanalyse et de l'observation de soi, l'auteur, qui a mené constamment une double activité de peintre et de psychanalyste, s'efforce de recenser et d'analyser les mouvements intimes de la vie quotidienne pour parvenir à cerner ce qui nous rend créatif et peut arracher notre pensée aux ornières du conformisme, de la routine et de la complaisance. Pour y parvenir, Marion Milner part de l'analyse de son journal intime.
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Incertitudes en psychanalyse
Jean-Yves Tamet
- Fario
- Le Silence Des Sirenes
- 3 Décembre 2021
- 9791091902809
Comme toujours dès qu'on décentre durablement l'humain de son apparente et naïve quiétude, dès qu'on sème le doute sur ses souvenirs et l'origine de ses passions, on le rend malade. Malade de la peste. Le dimanche 27 aout 1909, sur le pont du George Washington qui l'amenait à New-York, contemplant la découpe des gratte-ciels de Manhattan, Freud ne s'y était pas trompé. « Ils ne savent pas que nous leur apportons la peste... » avait-il confié pensivement à Ferenczi et Jung. La psychanalyse comme peste des certitudes. Vérité impossible à formuler en Europe ? Ironie d'un viennois ciblant la naïveté américaine ? En tout cas, la mesure de cette « peste » et la qualification de ses symptômes ne sont pas plus aisés aujourd'hui qu'en 1909. C'est pourtant cela que vise ce recueil.
Au demeurant, la véracité de la phrase citée fait débat. Elle ne figure ni dans les oeuvres de Freud, ni dans celles de Ferenczi ou de Jung. Pourtant, le 7 novembre 1955, à Vienne, lors d'une conférence prononcée sur le sens d'un "retour à Freud", Lacan affirme la tenir de Jung. Mais l'aurait-il finalement inventé pour propager, au nom de son fondateur, l'annonce des méfaits de la jeune science ? Comme pour le pangolin du XXIème siècle, un doute subsiste sur l'identité de l'agent infectieux.
Rendre à l'incertitude son bien, tel est donc l'enjeu. Mais encore faut-il pouvoir la défaire de l'irritation qu'engendre toute retenue, fût-elle celle du jugement. Séjourner « dans les incertitudes, les mystères et les doutes sans se laisser aller à la quête agacée de faits ou de raisons » exige une solide capacité négative. John Keats en faisait la source du génie de Shakespeare, et Bion en rappelle l'impérieuse nécessité dans l'exercice de l'analyse. C'est à ce prix que l'écoute s'affranchit de tout agrippement au savoir, qu'elle accueille l'angoisse et l'effondrement pour permettre, le moment venu, les salutaires mouvements de la curiosité.
Certes on pourra regretter que depuis plus d'un siècle "la jeune science" ait pris quelques rides et qu'elle puisse parfois s'essouffler sous le poids de trop généreux commentaires. Pourtant l'incertitude demeure l'ordinaire du psychanalyste. A condition, bien sûr qu'il accepte de suivre les chemins du scandaleux et de l'inouï en s'arrachant aux ornières du bien connu et du prédictible.
Comme on le verra, les textes ici assemblés partent souvent de "petits riens", rencontrés au fil du quotidien analytique. Dans la cure, dans l'échange entre collègues, en marge de lectures. Ils sont comme autant de pensées incidentes. Elles en disent souvent longs sur les vastes et complexes théories qui les sous-tendent et se sont constituées au cours d'un lent parcours. A l'écart de tout conformisme assuré, chaque auteur a voulu se laisser distraire par l'imprévu et l'incertain. Sans fausse pudeur. Sans naïveté ni complaisance non plus.
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Il y a ce que l'on constate, ces pôles qui fondent et ces vents d'une violence inconnue, cette vie dont le nombre des espèces si rapidement s'amenuise, ces foules sans horizon et sans boussole, ces eaux qui montent, ces contaminations, ces embrasements inquiétants un peu partout. Il y a également ce qu'on peut lire, lorsque 15 000 scientifiques de toutes disciplines s'alarment et lancent ensemble un rappel de ce qu'il n'y en a plus pour longtemps à continuer à ce train, et que passé un certain seuil il sera trop tard. (Comme si le seuil n'était pas déjà loin derrière nous.) Et puis tout continue comme si de rien n'était : l'existence confortable administrée et sous vidéosurveillance, l'abreuvement continu au flux des divertissements dispensés par les fermes de serveurs et à celui des idioties récréatives du réseau, l'épanouissement béat de la mondialisation heureuse, son indifférence à tout ce qui n'est pas son propre miroir, la conviction qu'elle entraîne de sa perfection, de son progrès inévitable, de ses roues bien huilées.
C'est cette inertie, ce déni de réalité, ce défaut majeur d'attention, cette indignité morale aussi, qu'examine ce livre, comme si l'humanité suivait un cours écrit ailleurs, ayant manqué le signal des quelques bifurcations qu'il lui aurait été loisible d'emprunter.
Non sans préserver les traces, photographiques ou pensives, de ce qui nous fut laissé en legs, parmi les ruelles à peu près désertes d'un vieux bourg de province où subsistent, entre les pavés disjoints, quelques unes de ces herbes que l'on dit folles - sans doute parce qu'elles n'avaient pas été prévues dans les calculs.
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François est le prénom d'un frère imaginaire. Un frère aîné, dont la présence tutélaire aurait permis à Pierre Bergounioux de recoudre les lambeaux épars d'une insondable origine. François est celui qui aurait su. Qui aurait été le témoin des derniers feux d'une histoire familiale déchiquetée par les deux guerres qui se sont succédées dans la première moitié du vingtième siècle.
Si les accidents géologiques, et géographiques, disposent sans ménagements de l'âme des êtres auxquels ils ont échu, ces opérations ne s'accomplissent que dans le temps, celui de l'histoire collective. Pour comprendre l'absence au monde d'un père, prendre la mesure de sa mélancolie, il a manqué à Pierre Bergounioux les quelques repères qui lui auraient permis de retisser les liens, de saisir le double enfermement où il a, dès l'abord, résidé : celui d'une province enclavée, sans réel contact avec les confins radieux des plateaux calcaires et ensoleillés du Quercy, entraperçus au sud du Limousin, d'une part, celui du mutisme radical d'un paternel que la présence d'un fils n'a jamais pu ranimer, d'autre part. C'est donc dans les limbes que ce livre profond et émouvant se faufile, à travers les linéaments d'une ascendance tenue comme au secret et qu'il lui a fallu reconstituer à partir de quelques fragments minuscules pour continuer à vivre, à penser, à s'émouvoir, à la suite d'un homme qui y avait renoncé.
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Dans ces textes qu'il date de 1919 à 1969, Gustave Roud marche, hante tout autant qu'il l'explore le paysage ouvert dans les collines du Haut-Jorat qu'il aura arpentées toute sa vie. Parfois proches du Journal, ces notes très écrites, d'où émerge parfois un poème, parcourent les lieux et les gestes d'un monde rural que Roud a côtoyé, dont il était issu et qui aura constitué peut-être sa vraie famille. C'est d'ailleurs à ces « amis laboureurs » qu'il dédie ce livre écrit au long d'un demi siècle : « le temps, précise-t-il, pour l'ancien monde paysan de n'être plus ». La fureur des moteurs et des foules a élargi les routes, rompu la vieille harmonie, ruiné le visage encore paisible de ce monde.
Nulle exaltation d'une étroite possession de la terre, ici, mais plutôt le questionnement infini de ces signes promis aux sens et au coeur : le chant d'un oiseau, « sa détresse ou son délire », l'éclosion d'une fleur « dans l'absolu de son être », le ruissellement d'une eau dans la lumière ou celui des étoiles au fond de notre nuit. Les manières des hommes, leurs travaux réguliers, l'accord toujours renouvelé de ces vies avec les saisons, ces existences « soumises au rythme le plus noble et le plus strict », Roud a tenté de les approcher en humble vagabond qu'il était, puis en poète de les sauver.
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Le chant du possible ; écrire le jazz
Jacques Réda
- Fario
- Theodore Balmoral
- 19 Novembre 2021
- 9791091902793
Le Chant du possible regroupe huit textes sur le jazz à travers lesquels Jacques Réda continue d'explorer, en le précisant, le rapport qu'il entretient au jazz depuis sa jeunesse : elle en fut éclairée.
Le jazz est immédiateté. Si bien que concevoir l'intensité de sa déflagration dans sa spontanéité, dansante la plupart du temps, c'est accéder à la révélation du Temps à un moment donné. Et ce n'est pas rien quand on se sait mortel.
Si le jazz est l'aventure d'une « aptitude rythmique, associée à des dons d'expression harmonico-mélodiques et d'expressivité sonore », bref, l'aventure d'une personnalité qu'elle soit individuelle ou collective, il ne se conçoit pas sans le Swing. Ce swing est la « qualité particulière qui se dégage et ne peut se dégager que d'un rythme à deux ou quatre temps où l'accent se porte sur le temps faible », dont le jazz est inséparable. Il ne l'est pas non plus du Blues dont souvent il découle, empreint alors de tristesse ou de joie, c'est selon, mais jamais « sans sa charge affective et ontologique d'humanité ».
C'est dire qu'on s'y retrouve quand on s'est ou qu'on se sait perdu.
Dans Le Chant du possible, Jacques Réda écrit : « Je me suis constitué, après plus de trois quarts de siècle, un petit trésor de méconnus et d'oubliés où je puise et que j'augmente avec le même intact ravissement. » À côté des grands noms du jazz, c'est ce petit trésor que nous proposons à nos lecteurs de découvrir avec le même ravissement.
Les huit textes portent les titres suivants :
1.Au moment donné, 2. Le Chant du possible, 3. Jabbo Smith, 4. Écrire le jazz, 5. Lester Young ou L'Ironie du saut, 6. Round about Monk, 7. Une actualité permanente, 8. Now's The Time ou Le Temps selon Charlie Parker.
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Comme on s'informe des moeurs et usages d'une colonie animale en observant à bonne distance ses foyers d'attroupement, ses circulations saisonnières, ses activités significatives, il est indispensable d'examiner l'actuel mode de la civilisation humaine et l'esprit qui l'anime en tâchant de se projeter, autant que possible, en dehors ou au-delà de ce « Dôme » d'ondes électromagnétiques qui la retient captive (à plus de sept milliards se gênant d'être entassés là sans issue). Et tout autant d'essayer de saisir ce qui se tient comme pensées et sensations frustres derrière l'expression neurasthénique de ceux que l'Âge numérique a assujetti à ses écrans.
Des observations, des relevés sur le motif ou encore des sondages pensifs dans ce qui subsiste d'âme ont été recueillis au cours des années 2011 à 2015 du calendrier grégorien.
Quelques saisons après la publication de La Vie sur Terre donc, au cours desquelles le bruit de cataracte au loin s'est amplifié sensiblement au milieu des crues et dévastations physicochimiques, des foules déplacées au gré des pénuries et massacres, des frustrations exacerbées, des pandémies et de la peur qu'elles entretiennent sous l'oeil des engins aéronautiques et des caméras de surveillance un peu partout.
Un défaut généralisé d'attention à tout ce que l'opulence offre à ses victimes, les substances psychostimulantes et la pornographie comme exutoire, la mise à l'index de la nostalgie ou le dégoût des impressions obscures qui affleurent sous le vernis de l'excitation intensive sont devenues l'apanage de ces Nibelungen des temps de la fin, prêts à se jeter, entraînant avec eux tout l'or de la vie, dans les brasiers de la dernière techno-party mondiale où ils seront les figurants.
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La psychanalyse, son invention toujours requise, son partage, ont une chambre d'écho :
L'écriture. Elle est parfois le lieu privilégié des stéréotypies et du jargon mais heureusement aussi celui de l'ouverture, de la pure exploration par un auteur qui ne sait pas d'avance où cela va, qui découvre ce qu'il ne connaissait pas et ce faisant l'invente. Freud constatait que ses récits de cure pouvaient se lire comme des nouvelles ou des romans. C'est dans un tel sillage que s'inscrit ce petit livre qui s'adresse d'une façon si singulière à la psychanalyse, mais pas que.
Sa vertu première serait de ne rien vouloir démontrer, ou presque pas, mais de montrer, en acte, c'est-à-dire dans le mouvement d'une langue et d'une pensée qui se découvrent mutuellement, un processus analytique possible, vivant.
Les souvenirs de deux cures délicates, mystérieuses, forcément insatisfaisantes en sont le mobile apparent. S'y entretissent des lectures, des questionnements, des doutes, des éclairs.
On y croise Karl Kraus et Bartleby, Giandomenico Tiepolo et D.W. Winnicott. On essaie de deviner ce qui ne peut se voir, comme la scène d'un tableau, de comprendre de quelle sorte est cette indifférence qui protège du chaos, soude les foules, nourrit l'opinion et prépare les dictatures. Il y a des silences, on essaie de les entendre, de ne pas les faire parler trop haut.
C'est évidemment entre les lignes, comme on dit, que ça se passe. On tente de comprendre comment se forme un récit de cure, dans la rigueur et dans l'oubli, entre logique et hallucination :
« La clinique demeure curieusement inconnue : on ne saura jamais ce qui s'y passe en vérité. » Il y a bien un plan, discret, mais pas de fin, pas de conclusion solennelle, avec trompettes de la résolution, buccins de la guérison et tambours de la théorie. Il y a ces choses vagues, au milieu de quoi on retrouve un peu de tremblement, un peu d'incertitude, un peu de joie aussi - juste entre néant et chagrin -, ces choses vagues dont Paul Valéry disait que leur lieu est l'Esprit.
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La ruine lente, les craquements, les pourritures. Ce qu'elles abritent de vent et d'eau croupie, parfois de lumière aussi. Le temps oeuvre et dilapide, mine lentement. L'âge déconcerte aussi les arbres. Ils vivent, croissent, puis soudain penchent, lentement s'écroulent, démantelés de l'intérieur, fissurés par les années, ou bien tranchés, abattus franc, dans la hâte des scies, des haches.
Peu de formes du vivant, si l'on y songe, incarnent aussi éloquemment les âges successifs de la vie : jeunes pousses, adolescents graciles, sujets de pleine maturité, ancêtres chenus. Ce sont ces derniers surtout qui habitent ce recueil de Mary-Laure Zoss.
On parlerait ici imprudemment de métaphore, ou plutôt légèrement. On ne sait plus trop comment circule ici la voix, ni l'image, dans quel sens. Ce serait plutôt comme un même murmure entremêlé, celui des vieux fûts qui dialoguent encore avec le ciel, de la vie en nous plus ou moins accordée à ses destins - une heure, un lieu -, du verbe qui croît ou s'exténue.
Forêt de la langue, « clairières en soi » issues de coupes claires où s'élèvera la sève, la nouvelle, vastes houppiers aperçus dans le lointain, minces ramures effleurant la phrase, copeaux, sciure de nos présences à même la terre qui nous est échue.
Savoir ainsi, sans rompre le fil, être à même de s'aliter dans sa propre dépouille, accompagner d'un seul tenant la mue ;
N'ayant rien à envier à ceux-là qui se prêtent sans gémir à la chute ; retraits sous leur émiettement - seuls visibles désormais, les passereaux travaillant à fouir les résidus ligneux, fatiguant la terre et le faisceau pourrissant des nervures ;
Quelle voix pour tirer de l'oubli - brusquement leur ombre par de mauvais chemins déversée, enchevêtrée aux cloisons d'herbe, aux haies d'orties - ce qu'ils déploient d'une durée où reprendre haleine ; quelle voix pour s'essayer à plus lente prosodie Mary-Laure Zoss a publié son premier recueil en 2007 Le noir du ciel aux éditions Empreintes, couronné par le Prix de poésie C.F. Ramuz. Suivent, entre autres, Entre chien et loup jetés puis Où va se terrer la lumière, et Une syllabe, battant de bois, chez Cheyne.
Aux éditions Fario elle a publié, avec des oeuvres de Jean-Gilles Badaire : ceux-là qu'on maudit, en 2016. -
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On connaît moins ou pas du tout le second et ses Mémoires récréatifs, scientifiques et anecdotiques d'un physicien aéronaute. En plein siècle des Lumières, Étienne-Gaspard Robertson (peintre, dessinateur, physicien aéronaute, mécanicien, fantasmagorien et mémorialiste) est un véritable illusionniste. Comme l'écrit Jérôme Prieur dans sa préface, Robertson propose « de l'intérieur, une réflexion sur le spectacle lumineux, sur l'illusion et la croyance, une réflexion sur le spectateur - ce hors champ laissée dans l'ombre des histoires du cinéma et du pré-cinéma, cette part d'ombre consubstantielle aux images nocturnes. Bien avant le grand Hitchcock, Étienne-Gaspard Robertson a été le premier à comprendre que les spectacles optiques que préfigure sa fantasmagorie ne devaient pas se contenter de mettre en mouvement les images, mais qu'ils devaient mettre en scène les désirs et les peurs que suscitent les images, qu'ils devaient diriger le spectateur, notre double assis à notre place dans la nuit lumineuse.
Est-ce vraiment un hasard si son écran de projection, Robertson l'appelait « miroir » ?