« On ouvre des portes, une à une. La distance qui sépare une porte de la suivante, on met des mois à la franchir, parfois des années. On est sans impatience. On va d'un pas égal, ni trop lent, ni trop pressé. La main sur la poignée tremble à peine. Dans une pièce il y a un cerisier en fleur. Dans une autre trois flocons de neige. Dans une autre encore une chaise de lumière. On reste sur le seuil, on s'efface contre la porte. On laisse entrer ce qui est bien plus grand que soi - on laisse aller le ciel auprès du cerisier, l'enfance courir jusqu'à la neige, l'ombre s'asseoir sur la petite chaise. Et puis on repart ouvrir d'autres portes, un peu plus loin. C'est une activité somnambule, faussement calme, à peine consciente. On appelle ça : écrire. »
«On me reprochera certainement des quantités de choses. D'avoir dormi là, par terre, pendant des jours ; d'avoir sali la maison, dessiné des calmars sur les murs, d'avoir joué au billard. On m'accusera d'avoir coupé des roses dans le jardin, d'avoir bu de la bière en cassant le goulot des bouteilles contre l'appui de la fenêtre : il ne reste presque plus de peinture jaune sur le rebord en bois. J'imagine qu'il va falloir passer sous peu devant un tribunal d'hommes ; je leur laisse ces ordures en guise de testament ; sans orgueil, j'espère qu'on me condamnera à quelque chose, afin que je paye de tout mon corps la faute de vivre...»
«On est d'abord loin du livre, loin de la maison. On est d'abord loin de tout. On est dans la rue. On passe souvent par cette rue-là. La maison est immense. Les lumières y brûlent jour et nuit. On passe, on ne s'arrête pas. Un jour on entre. Dans la maison incendiée de lumière, dans le livre ébloui de silence, on entre. On va tout de suite au fond, tout au bout du couloir, tout à la fin de la phrase, tout de suite là. Dans la chambre aux murs clairs, dans le coeur noir du livre. On se penche au-dessus du berceau de merisier. On regarde, c'est difficile de regarder un nouveau-né, c'est comme un mort : on ne sait pas voir. On s'attarde, on se tait. On regarde la petite fille endormie dans le berceau de lumière. Albe, c'est son nom.»
Volontairement, paresseusement, éperdument, Georges Perros note. Bribes et morceaux ; fulgurations, colères, angoisse, apaisement, selon l'humeur, la lecture, le lieu, bref, comme tout le monde vit : par moments, par éclairs, par éclats.
De gauche à droite, ainsi que sur une photographie, on reconnaît dans ce livre des morceaux de personnages célèbres mais qui, en fin de compte, ne sont là que pour contribuer à n'en faire qu'un - ou trois milliards - l'homme interchangeable et sans nom, comme dans un photomontage ou un portrait-robot : Mao, Marlene, Oulianov, les Rolling Stones, Ava Gardner, Marlon Brando, Weidman, Stan Laurel. De pied en cap, cet homme interchangeable et synthétique porte les signes du temps : lunettes fumées, fils électriques, boots, fards, foulards, chants, accessoires détournés ou décalés, et surtout sa mort électronique et industrielle avec son maquillage, sa toilette, sa douceur, sa précision anonyme : rien de tel que des pièces (et des phrases) rapportées pour aussitôt se décomposer au ralenti et en silence. De part en part, ce montage-démontage sur l'impersonnalité tourne autour de ces «éléments étranges qui ne cessent pas d'entraîner la vie humaine vers une région blafarde», zone commune (fosse commune) où n'ont plus cours les valeurs de culture, d'intelligence, de style ni de personne humaine, chaque chose n'étant plus là que pour soi, c'est-à-dire pour rien. De cette zone innommable, il n'est aujourd'hui, pour nous en donner un aperçu, que les déchets et pourritures en tous genres.
«Les travaux de la fée, que j'ai toujours vue baguée d'un dé à coudre:faire passer le manteau de la mémoire à travers le chas d'une aiguille.» Depuis des semaines et des mois je tournais et retournais, dans mon esprit obnubilé par la lecture de Proust, ces quelques mots volés je ne sais où, puis tombés dans la poussière de la prose, quand le nom de Fortuny lu par hasard dans un dépliant sur Venise me rappela le fantôme d'Albertine, le manteau de la fugitive, et le voyage sans cesse remis du narrateur dans la Recherche du temps perdu. Deux fois déjà j'étais allé à Venise, mais sans rien voir ou presque, et sans autre souvenir que ceux qu'on trouve partout dans les livres. Et dans la Recherche elle-même le séjour du narrateur était curieusement resté lettre morte. Cette fois, par un effet de mimétisme auquel n'échappent guère les lecteurs de Proust (ils n'échappent pas davantage à l'hypnose et à la soumission), j'étais sûr que le nom de Fortuny serait un sésame, et que le fils génial de Venise m'aiderait à m'orienter dans le dédale de la ville et les souvenirs de lecture. J'ai donc suivi ce fil arraché au manteau d'Albertine, qui se retrouve aussi dans le vêtement de Peau d'Âne, le costume d'Esther et les voiles de Shéhérazade...» Gérard Macé.
«Je n'aime presque aucun livre. Ils se ferment sur un univers, un ton, un style. Seule me plaît maintenant une écriture anonyme, fragmentée et fragile : une affiche murale commencée par l'un, continuée par un autre indéfiniment et que le vent ou la pluie peut effacer. Les livres ici continuent à créer des personnages, à fabriquer des ambiances, alors que voici venu le temps des discours sans auteur ; des mouvements de masses, des gestes ébauchés et que le temps emporte.» Ce texte se veut donc anonyme sans histoire ni personnages, avec une trame déchiquetée, un refus de toute approche psychologique. C'est un montage où se mêlent des décors rétro (les chambres du Ritz), les vedettes du cinéma d'autrefois (Marlène, Rita Hayworth), celles de la révolution (Mao, les feddayin)... les vêtements de Schiaparelli, un masque de chirurgie...
« De Champollion, j'ai d'abord su qu'il n'était pas en Égypte avec Bonaparte ; que de la pierre de Rosette il n'a jamais vu que des copies plus ou moins fautives ; qu'il souffrait de la goutte et de ses pieds enflés comme ceux d'OEdipe ; qu'il entendait rugir un lion dans le nom de Cléopâtre, et qu'il s'évanouit devant son frère quand il eut trouvé le secret des hiéroglyphes...
Puis j'ai su que pendant l'hiver 1827 on lui fit la lecture des romans de Fenimore Cooper, en particulier Le dernier des Mohicans. Je l'ai suivi sur cette piste romanesque, à travers une forêt qu'il cherchait peut-être à déchiffrer en même temps qu'il s'intéressait aux moeurs et aux coutumes "des nations sauvages de l'Amérique" ».
Gérard Macé.
C'est dans le Paris des tramways et des fiacres que Jean Tardieu vécut son enfance. La rue Chaptal (son domicile), la rue Ballu où l'on venait, en fin d'après-midi, «chercher Monsieur Jean» chez sa marraine, bien d'autres lieux sont, pour lui, peuplés de souvenirs.
Plus tard, ce seront les misères, les travaux et les jours, le hasard des rencontres (notamment au «Club d'essai» de la radio, les amitiés fidèles, les seules qui comptent.
Une modestie exemplaire, une générosité de coeur et d'esprit, une présence aux autres et au monde qui n'exclut pas la rêverie caractérisent ce grand poète dont le propos, où le sérieux se cache sous l'humour, est de se «demander sans fin comment on peut écrire quelque chose qui ait un sens».
L'auteur a grandi, aimé, voyagé, dans l'obsession d'un mur qui se dresserait entre le monde et lui. Cet obstacle majeur, tantôt fuyant comme une abstraction, tantôt concret, le conduit à rebâtir son autobiographie par fragments éclatés, chargés de lui renvoyer le reflet de ce qu'il fut autrefois, de ce qu'il est devenu. En chapitres dont la brièveté le dispute à l'angoisse et à l'intensité, il voit des êtres familiers ou épisodiques, il entend les cri des torturés, il attend et il espère. Il est lui-même un mur. Ces textes sont une quête de sa propre identité, un constat de persécution, d'étouffement et de liberté. L'auteur dresse des décors aussi douloureux qu'inévitables:Auschwitz et le désert du Sinaï, le mur des Lamentations, Bénarès, Kaboul, New York, le Paris de l'Occupation, ou bien d'anonymes chambres d'hôtel, la maison de sa petite enfance. La pudeur de son écriture se confond avec la réserve d'une mémoire extrêmement élaborée. Un tel récit nous offre ainsi le témoignage ponctuel et halluciné d'un homme d'aujourd'hui.
Jean Starobinski présente dans ce volume la totalité des textes relatifs à la théorie des anagrammes de Ferdinand de Saussure. Il a regroupé toutes les publications précédentes et y a ajouté de nouveaux textes inédits. Il commente la recherche de Saussure, en signale les principales étapes, rappelle toutes les hésitations du grand linguiste genevois, et les scrupules scientifiques qui lui défendirent de livrer les résultats d'une enquête systématique où de nombreux spécialistes reconnaissent aujourd'hui une découverte de première grandeur.
«Le collant et le flottant. Je me suis toujours demandé ce qui a le plus de charme. Il y a deux écoles. Le collant bien sûr, ça épouse les formes, et en même temps, ça les tient, ça les affermit. Mais ça manque d'imagination. Ça ne parle pas. C'est sec, laconique, c'est pète-sec. Tandis que le flottant, le flou, c'est ça qui fait rêver! C'est bavard, c'est une improvisation continuelle, ça invite à glisser la main.»
Ce livre s'inscrit dans une tradition, prolonge un genre qui nous a déjà donné des vies parallèles, imaginaires, brèves et même minuscules. Il s'ouvre sur une citation de John Keats que Baudelaire paraphrase en ces termes dans l'un de ses poèmes en prose : «Le poète jouit de cet incomparable privilège, qu'il peut à sa guise être lui-même et autrui. Comme ces âmes errantes qui cherchent un corps, il entre, quand il veut, dans le personnage de chacun.» Traduire, interpréter, rêver sa propre vie en se prenant pour un autre, c'est dire un souci poétique, exprimé ici par l'évocation de personnages apparemment aussi divers que le scribe égyptien, Simonide, Ésope, un peintre chinois du siècle dernier ou Henri Michaux vu en rêve... Mais ces personnages sont autant de fantômes ou de prête-noms, dont l'apparition est souvent due à un détail.
D'un récit à l'autre, et d'échos en associations, c'est la voix du narrateur qui fait le lien ; un narrateur dont la mémoire va bien au-delà des souvenirs personnels, et qui semble croire à cette vérité populaire : «Dis-moi qui tu hantes... je te dirai qui tu es.»