Pour se connaître il faut d'abord connaître la nature. Libre nature, recueil de textes écrits entre 1857 et 1905 par Elisée Reclus, rappelle ce fait fondamental d'appartenance organique : l'être humain n'est ni au-dessus, ni à-part, de la nature. Il en fait partie - avec juste un surcroît de conscience.
Dans ces courts textes (des essais, mais aussi des correspondances et des observations de ses nombreux voyages), le géographe libertaire et précurseur de l'écologie politique, y aborde les thématiques de l'être humain en lien avec son milieu naturel. Avec quelques questions très actuelles comme le végétarisme, la religion et la morale, l'habitat ou la vie animale. Opposé autant aux dominations qu'aux soumissions aux lois naturelles, Reclus nous parle de reconnaissance et d'inclusion, de droits comme de devoirs : « Le vaste monde nous appartient, et nous appartenons au monde. » La nature devient, à travers les yeux du géographes, un monde en soi. Un vis-à-vis essentiel pour enrichir notre pensée.
Une voix sonore et fragile En 1912, la poétesse russe Anna Akhmatova va sur ses 23 ans. L'année semble pleine de promesses : en mars paraît Le Soir, son premier cycle de poèmes.
Ce premier recueil, paru la même année que Pierre d'Ossip Mandelstam, constitue l'une des oeuvres fondatrices de l'acméisme, mouvement littéraire dont la naissance est proclamée par Nikolaï Goumiliov. L'esthétique acméiste s'oppose radicalement au lyrisme musical des symbolistes qui dominent alors la poésie russe. Les acméistes revendiquent l'utilisation d'un langage simple et concret, censé porter à son apogée la dimension poétique du quotidien. Le Soir d'Akhmatova frappe justement par l'absence de tout arrière-plan mystique. Le recueil est composé de brefs tableaux précis et sobres où l'état d'âme n'est souvent que suggéré. Les détails ou objets concrets jouent un rôle essentiel ; ils deviennent les vecteurs des sentiments ou des idées.
À la saison des abricots (paru au Caire en 2019) est un cycle poétique de Carol Sansour dont le pouvoir réside dans la façon dont il subvertit, sans effort, les représentations attendues tant de la cause palestinienne que de la féminité arabe.
Par une sincère, rafraîchissante et non affectée vision de soi et de sa patrie, Carol Sansour, originaire de Beit Jala, montre à quel point le discours littéraire moderne sur ces deux sujets s'est révélé peu convaincant et contre-productif. Pour cela, elle ne recourt ni à la contestation ni à la confrontation mais utilise la langue la plus organique - sans aucune distinction entre le dialecte palestinien et l'arabe standard, ou entre les registres poétiques et prosaïques - pour exposer les choses les moins rhétoriques.
Elle peut écrire : « Il se pourrait que l'idée de nationalisme arabe soit précisément l'idée de l'État d'Israël. » Mais c'est en remplaçant, par une présence sensuelle et physique, la patrie idéalisée et absente que les poètes arabes ont déplorée et à laquelle ils aspirent depuis la Nakba, qu'elle nous rend émotionnellement, intellectuellement, et peut-être même politiquement conscients de ce que signifie être une femme laïque, indépendante et socialement engagée en Palestine.
À la place d'un paradis qui n'existe pas, Sansour nous offre une terre brute où mères, filles, épouses et soeurs s'affrontent au quotidien et à l'universel. Et au lieu d'un « féminisme » occidental non situé qui recycle déclarations de l'onu et affirmations politiquement correctes d'une identité dépourvue de tout contexte arabe, elle nous propose une perspective féminine émancipée.
Tour à tour lyriques, narratives et polémiques, ces pièces intenses et concises traversent non seulement l'occupation et le patriarcat - que Sansour présente rarement sous leur nom - mais aussi bien la beauté, l'amour et l'impératif de rester un agent humain par opposition à un rouage dans la machinerie de quelque grand récit idéologique. Le résultat, pour rester fidèle à soi-même, n'en est pas moins « engagé » et éloquent.
Youssef Rakha, Al Ahram, 20 décembre 2019
Le lendemain matin, je me lève à cinq heures trente, je pars à six heures quinze vers Huisseau. On est en septembre, le jour se lève à peine. Je vois des quantités de lapins dans le parc de Chambord. J'arrive à la scierie en avance. Tout est sombre sous le hangar. J'ai dans mes sacoches ma gamelle qui contient mon repas de midi. Le chauffeur bourre la chaudière et fait monter la pression. Je m'approche du four et je me chauffe. Il est sept heures moins dix. Tout le monde arrive tout à coup et se rassemble autour du four. Garnier arrive bouffi, il n'a pas fini de s'habiller, il sort du lit, il ne mange pas le matin. Après de brèves politesses, à sept heures moins cinq, il gueule : - Allez, graissez !
« Plus le peuple est bête, innocent et crédule, plus on devrait le prendre en et en pitié ; pourtant, ces gens-là, ils pensent que ta bêtise et ta bonté, ça leur donne le droit de te frapper jusqu'à l'os, de te condamner à la misère, à la maladie et au déshonneur, de pas mieux se comporter avec toi que ces charretiers sans coeur qui tuent leurs bêtes à force de les charger et de les battre, pour la raison qu'elles seraient bien en peine de mordre ou de rendre les coups. Si c'est un coeur que tu as dans la poitrine, et pas une pierre, ne dis pas que c'est la faute du peuple, mais crie avec moi : Maudits soient les imposteurs ! » Ces « gens-là », ce sont les politiciens opportunistes et véreux, prêts à toutes les manigances pour arriver à leurs fins, qui ont transformé la vie d'un brave homme en enfer : celle de l'ancien pêcheur Argyre Zomas, qui vivait autrefois paisiblement avec sa famille à Syros, et dont les malheurs ont commencé le jour où il fit la rencontre d'un député venu faire campagne sur l'île. À mi-chemin entre la fable et la satire, ce texte d'une rare clairvoyance n'a absolument rien perdu de son actualité.
Quel que soit leur âge, il n'est pas rare que des Iranien.ne.s connaissent par coeur des vers de Forough Farrokhzâd. Sa poésie, émaillée d'allusions à sa vie amoureuse mouvementée, à ses aventures ouvertement vécues, échappe heureusement à la mise en scène complaisante du scandale à laquelle aimaient la rabaisser certains de ses contemporains.
Née dans une famille de militaires à Téhéran en 1934, Forough Farrokhzâd a été de son vivant, une poète très controversée. Non seulement par les thèmes progressistes qu'elle traite dans sa poésie, mais aussi pour ses revendications de femme. Alors qu'elle a tout juste vingt ans, elle apprend la peinture, divorce d'un mariage imposé, publie son premier recueil de poésie et part étudier le cinéma en Angleterre. Personnalité iconoclaste de la culture iranienne, figure de l'artiste libre et indépendante au sein d'une société patriarcale, elle connaît une réhabilitation posthume, à laquelle le présent ouvrage tient à contribuer.
Une autre naissance est le recueil le plus célèbre de Farrokhzâd, le dernier publié de son vivant. Avec lyrisme, ses poèmes dénoncent sans fard l'hypocrisie d'une société en quête de modernité factice, porte en éloge les émotions et le ressenti, voix de femme dans un monde qui leur est sourd. Les conflits, les doutes, mais aussi l'élan amoureux en forment le terreau fertile. Ses vers, faisant parfois référence à la poésie persane classique, ont aussi l'allure d'un chant de prisonnière où le désir ne cesse de chercher des brèches, des échappées dans un quotidien oppressant.
Dernier recueil de poésie publié avant la mort de Jim Harrison, La positions du mort flottant (en anglais Dead man's float) est un livre qui aborde de front les grands thèmes de la mort, de la vieillesse, du Temps... Son titre fait référence à une position utilisée par les nageurs pour se préserver lors de longues courses. S'il s'agit bien d'une technique de survie - pour Harrison, celle qui lui permet d'affronter la maladie, les séances de chirurgie, mais aussi d'appréhender l'approche de la mort et la perception de son corps vieillissant, toujours plus faible - les poèmes, pourtant, font bien plus que flotter.
Car Harrison trouve, par l'écriture, un moyen de transformer le négatif en une opportunité d'introspection, de retour à la vie - ce qui le rapproche encore et toujours de l'enfance, les souvenirs, et ce qui reste, encore, au quotidien, pour lui qui sait qu'il n'a plus d'avenir à construire. Alors que la mort approche, il se concentre sur les petites choses de son monde quotidien, sur les souvenirs toujours vivaces qui le séparent, à peine, de son enfance.
Comme s'il pouvait toujours, "soixante-huit ans plus tard (...) habiter le corps de ce garçon sans penser au temps écoulé depuis". Et comme si la vieillesse, au final, ne faisait rien d'autre que rejoindre l'enfance.
Le 21 juillet 1943, Hans Erich Nossack, écrivain pacifiste de gauche, qui n'a encore pratiquement rien publié, décide d'aller passer quelques jours dans la campagne proche d'Hambourg. Il ne sait pas que dans la nuit du 24 et jusqu'au 3 août aura lieu «l'opération Gomorrhe», menée par les Alliés et qui a pour but la destruction de la ville allemande : 350'000 habitations détruites et près d'un million de civils sans abri. Il assiste à distance au Feuersturm, «la tempête de feu».
Hans Nossack est témoin direct de la destruction apocalyptique de sa ville natale et du désarroi des fugitifs, devenus des réfugiés?: « Pour moi, la ville s'est effondrée comme un tout, et pour moi le danger consista, voyant et sachant cela, à être écrasé par la souffrance du sort commun. » Il en fait un témoignage direct, un rapport écrit trois mois après l'opération. Le franchissement de cet abîme et la mission dont il se sent investi de le décrire donnent sur-le-champ à Nossack sa véritable voix d'écrivain.
Une voix intemporelle qui résonne encore aujourd'hui en Syrie et ailleurs?: les camps de réfugiés, les fugitifs et les migrants arrachés violemment à leur terre. Avec le risque aussi mental que physique d'un effondrement.
Selon W. G. Sebald, L'Effondrement est l'un des textes les plus importants et les plus justes de ce que l'on a appelé «la littérature des ruines»?: «Il semble que parmi les écrivains allemands, à la seule exception de Nossack, aucun dans ces années n'ait été disposé à ou en mesure de coucher sur le papier la moindre ligne relatant le déroulement et les effets d'une campagne de destruction aussi longue et d'une telle ampleur.»
L'argument du rêve est un ensemble de poèmes documentaires ou poèmes-essais qui, en trois temps, posent la question du corps. Entre l'intime et le politique, le corps biologique et le corps social, les poèmes témoignent de la manière dont les idéologies nous conditionnent et dont les corps sont possédés par des mots d'ordre.
A chaque fois, les images proposent au lecteur un voyage temporel et une confrontation avec les faits qui font voix. Il s'agit de susciter une participation active de celui qui lit en soulevant des questions, attendu que la véritable question de ce volume, dont l'ambition est aussi didactique, peut être formulée ainsi : comment regardons-nous les victimes ? Et, à son revers, depuis les traces : comment nous regardent-elles ? Les kamikazes d'Okinawa, les naturistes d'Orplid, les migrants comme les ermites du Dodécanèse sont des documents humains. Les uns pris dans la Guerre du Pacifique et l'idéologie militaire, les autres dans une idéologie du retour à la nature, dont l'utopie a suscité bien des opportunismes et les derniers dans une catastrophe, dont la vision oscille ici entre mythe religieux et réalité migratoire du troisième millénaire.
Chaque poème est conté par une voix soeur, transportée par le rêve jusqu'aux évènements et jusqu'à nous, en collectant des éclats de mots et d'images. Ce sont des fantômes de l'étonnement, bienveillantes présences qui encouragent à cheminer entre les corps pulvérisés : la poétesse japonaise Sei Shônagon, la poétesse allemande Annette von Droste-Hülsshof, les poètes Robert Lax et Loránd Gáspár, qui prêtent également leurs photographies, le dernier volet du recueil débouchant sur le contemporain.
Le présent recueil réunit les textes que Nicolas Bouvier a écrit sur la photographie entre 1965 et 1996. A de nombreuses occasions, l'auteur genevois avait parlé de son métier d'iconographe, notamment dans le petit livre Le hibou et la baleine, paru en 1993, mais sa réflexion sur l'acte photographique restait à découvrir. Jusqu'à ce jour, les écrits qu'il a dédié à ce sujet (préfaces, articles de presse, introductions à des catalogues d'exposition) restaient dispersés. Près de quarante textes se trouvent ainsi rassemblés ici. Parmis eux, certains relatent également son activité de « chercheur-traqueur d'images », qui aura été son gagne pain durant près de trente ans. Il nous a paru intéressant de les reprendre ici, d'autant plus que quelques-uns de ces textes sont totalement inconnus et n'ont jamais été republiés.
Photographe à ses débuts (par nécessité), portraitiste (par accident), chroniqueur (« aliboron ») : la photographie est une constante dans le parcours de l'écrivain voyageur. Nicolas Bouvier s'intéresse à la photographie parce qu'il entretient un rapport passionnel à l'histoire de l'estampe. Les images qu'il affectionne n'appartiennent jamais à la « grande » peinture classique mais toujours à l'art populaire. Dans les textes qui composent ce recueil, il est beaucoup question de ses tâtonnements : l'important pour l'écrivain étant d'élaborer une esthétique de l'effacement puis de se « forger une mémoire iconographique ». Il tirera son enseignement de ses nombreux voyages et des recherches infatigables dans les bibliothèques du monde entier.
La Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix est écrite durant l'été 1938, entre le début juillet et la mi-août. Jean Giono la rédige dans une atmosphère de bouleversement. En pacifiste convaincu il sait que depuis l'Anschluss les Français se préparent de plus en plus à la guerre et sont prêts à la faire. Son intention n'en est que renforcée?: «?Continuer à combattre, écrit-il le 16 mars dans son journal, contre le militarisme et forcément commencer par lutter contre celui de ma patrie.?» Or abattre la guerre, c'est abattre l'État, quel qu'il soit.
Cet éloge de la pauvreté et de la paix nous force à nous retourner sur la figure du paysan, mais aussi à questionner une société occidentale se donnant en modèle et refusant de fait toute contestation.
Recevoir cette lettre et la lire c'est un peu devenir paysan soi-même, c'est regagner le droit d'être libre et autonome.
L'histoire de la médecine, pour l'essayiste, critique et homme de culture Jean Starobinski, est au croisement exact entre ses formations et ses intérêts de médecin, de critique littéraire et d'historien des idées et des sciences. Son Histoire de la médecine, parue en 1963 dans la Nouvelle Bibliothèque illustrée des sciences et des techniques, des éditions Rencontres, et jamais rééditée depuis, en est l'un des témoignages les plus marquants. Starobinski rêvait d'une histoire sans frontières, qui relierait les différents domaines du savoir, la littérature, les arts, les sciences, la philosophie, la médecine, une histoire dont il s'est montré l'un des spécialistes les plus éminents de son siècle.
Avec cet ouvrage, il puise à ces différentes de ces disciplines, et met en évidence avec une remarquable cohérence la manière dont elles se sont nourries mutuellement dans l'élaboration, au fil des siècles, de la figure du médecin, de l'ensemble des moyens diagnostiques et thérapeutiques dont il dispose, et de la nature du lien qui l'unit au malade. Ce faisant, il nous invite tout à la fois à une philosophie portant sur les valeurs fondamentales de notre existence, et une prise de conscience critique de la médecine, suggérant que cette dernière « ne nous rendra plus heureux que si nous savons exactement ce qu'il faut lui demander. »
De retour à Paris à la Libération, Henri Calet intègre, dès novembre 1944, la rédaction du journal Combat où il est chargé de décrire, dans des chroniques pleines d'humour et de tendresse, la réalité de l'après-guerre. Les Résistants de l'intérieur, les prisonniers revenant d'Allemagne, les soldats alliés, les réfugiés étrangers, les déportés, les enfants et la population anonyme sont les personnages de ces textes, dont la plupart ont été rassemblés dans Contre l'oubli. Avec l'humanité qui le caractérise, Calet raconte l'âpreté d'un quotidien marqué par les divisions, les rationnements, la xénophobie et la précarité sociale.
C'est en qualité de journaliste que Calet se rend, le 24 avril 1945, dans la prison de Fresnes afin d'y procéder au relevé des graffiti laissés par les prisonniers, résistants et militaires alliés, victimes de la répression nazie. S'il parcourt quelques cellules parmi le millier que compte l'établissement, c'est principalement sur la base du fichier mis en place par le Ministère des prisonniers de guerre et déportés qu'il rédige l'article « Ce que racontent les murs de Fresnes ». Publié dans le supplément magazine de Combat daté du 28-29 avril 1945, il annonce déjà la structure du livre à venir. Achevé en juillet 1945, Les Murs de Fresnes paraît en novembre aux Éditions des Quatre Vents. Ni livre d'historien, ni document d'archives à proprement parler, Calet élabore Les Murs de Fresnes comme « on érige un monument en souvenir ». L'écrivain s'efface derrière les écrits des détenus, simples indications, égrainage de dates et de noms, qu'il accompagne de commentaires pudiques. Sa présence discrète s'affirme néanmoins dans l'architecture de ce « monument » composé de dix-sept chapitres, agrémentés de quinze photographies et de dix fac-similés, qui délimitent un itinéraire précis.
Écrit à tout juste 18 ans, La Ravine est un roman remarquable où la terre tient un rôle aussi important que les hommes qui la travaillent avec acharnement.
La nature est sauvage, dense, les coutumes à tel point établies qu'elles imprègent les vies de chacun - parfois de façon douloureuse. Dans cette atmosphère paysanne d'isbas et de forêts de bouleaux, des amitiés et des amours se nouent, des rencontres se font, des vies se brisent. La boisson coule et l'entraide est toujours présente.
Les phrases, courtes, descriptives, confèrent à ce texte une force poétique intense.
Publié en 1916 dans une revue de Petrograd, La Ravine a été traduit en français pour la première fois en 2008. Publié cette année-là par les éditions Harpo &, le livre est aujourd'hui épuisé.
Depuis toujours, les éditions Héros-Limite portent une attention particulière aux oeuvres russes, proposant des traductions et rééditions de livres importants tels que ceux de Friedrich Gorenstein, Daniil Harms ou Panteleïmon Romanov. La réédition du seul roman d'Essénine trouve ainsi naturellement sa place dans notre collection petit format feuilles d'herbe.
Originaux et provocants, les écrits de John Berger sur la photographie font partie des textes les plus révolutionnaires du 20e siècle. Ils analysent les oeuvres de photographes tels qu'Henri Cartier-Bresson et Eugene Smith avec un mélange d'intensité et de tendresse, tandis qu'ils sont toujours portés par une implication politique réelle. À leur manière, chacun des ces essais tente de répondre à la question suivante : comment regardons-nous le monde qui nous entoure ?
Regroupant des textes issus de catalogues d'artistes, expositions, articles, etc., Comprendre une photographie est un voyage à travers les oeuvres de photographes divers, d' André Kertész à Jitka Hanzlová, en passant par Marc Trivier, Jean Mohr ou Martine Franck. Certains des articles regroupés ici ont déjà fait partie de choix de textes de John Berger publiés notamment aux éditions de L'Arche, Champ- Vallon ou Le Temps des Cerises, tandis que d'autres sont traduits en français pour la première fois. La présente sélection reprend l'édition anglaise intitulée Understanding a Photograph, établie par Geoff Dyer et publiée en 2013 chez Penguin Books.
« La photographie, pour ces quatre auteurs [ Roland Barthes, Walter Benjamin, John Berger et Susan Sontag ], a un intérêt particulier, mais ce n'est pas une spécialité.
Ils approchent la photo non avec l'autorité de curateurs ou d'historiens du médium mais comme essayistes, comme écrivains. Leurs textes sur le sujet ne sont pas tant les produits d'un savoir accumulé que la consignation active du mode ou processus d'acquisition et de compréhension d'un savoir. » Geoff Dyer, extrait de l'introduction à Comprendre une photographie
Une question lancinante traverse les écrits de John Berger : que voyons-nous du monde qui nous entoure, et comment pouvons-nous en rendre compte ?
Poète, essayiste et critique d'art bien connu, John Berger s'est toujours gardé de se laisser enfermer dans des catégories. L'auteur se place en dehors des jeux de conventions et ses écrits sur l'art moderne lui valurent la méfiance des milieux académiques. Tout au long de sa carrière d'écrivain, il développera une pensée très personnelle en dehors de tout discours établi. Au coeur de sa vision réside l'importance de considérer l'art comme une composante inhérente du quotidien de tout un chacun.
Dans Fidèle au rendez-vous, l'écrivain interroge le monde visible et lui demande de révéler ses secrets. L'ouvrage, qui réunit vingt essais publiés en 1991, est l'occasion pour Berger de creuser sa réflexion sur la manière dont l'être humain appréhende et interprète ce qu'il voit. Le point de départ de chaque essai est une rencontre, à la fois intime et révélatrice. Au fil des chapitres, l'auteur se retrouve face aux peintures de Velásquez, de Goya, de Renoir, mais interroge également celles de Pollock, les sculptures d'Henry Moore ou encore l'extraordinaire palais du facteur Cheval. Toujours attentif à placer les oeuvres et les artistes dans leur contexte, l'essayiste aborde à travers ces confrontations des questions aussi complexes que la montée et la chute des idéologies capitalistes et communistes, la sexualité, l'environnement et l'évolution, ou encore la nature du temps. Les textes interpellent, bousculent, questionnent. Ils nous encouragent à porter une attention accrue non seulement à ce qui nous entoure, mais également à la manière dont nous percevons les multiples rendez-vous - intimes, artistiques, imprévus - qui rythment nos vies. Une nouvelle façon, l'espère Berger, de nous faire réaliser la potentialité de chaque instant, et celle qui réside au fond de nous.
En observateur subtil de la culture judéo-allemande de son époque, Joseph Roth dépeint le destin d'une famille juive en Europe de l'Est, que les événements forcent à émigrer en Amérique. Mendel Singer, un pauvre maître d'école, « pieux, craignant Dieu et ordinaire » - personnage on ne peut plus dépourvu de singularité - se voit contraint de quitter sa Galicie orientale à la recherche d'un avenir un peu plus serein pour lui et les siens. S'il souhaite avant tout sauver sa fille Mirjam de la damnation - elle qu'il surprend avec des Cosaques-, s'il veut retrouver son fils Schemarjah - lui qui a déjà fui vers le Nouveau Monde, où il se fait appeler Sam -, ses misères personnelles sont avant tout le reflet d'un monde ébranlé par l'instabilité politique et l'antisémitisme croissant.
Roman d'exil qui tend au tragique (c'est la destinée de tout un peuple qui se lit en filigrane du drame familial et personnel de Mendel Singer), Job, roman d'un homme simple est écrit dans un style simple mais puissant. S'il emprunte parfois au Livre de Job dont il s'inspire, c'est pour renforcer son caractère exemplaire, c'est pour accentuer les souffrances d'un personnage qui en vient peu à peu à douter de son Dieu... Et pour confirmer le talent littéraire hors-pair de Joseph Roth.
Sans être un éducateur proprement dit, Élisée Reclus peut-être considéré comme une figure-clé de l'éducation libertaire et de la création d'écoles « libérées » et d'universités populaires entre le 19e et le 20e siècles. Son intérêt pour l'éducation traverse toute son oeuvre, et si les textes explicitement dédiés à cette question sont assez rares, sa langue même en fait un passeur de savoir formidable. Très largement diffusés, ses écrits vont littéralement ouvrir toutes les portes. Pour Reclus, le savoir permet non seulement de se construire, mais aussi de s'appartenir.
C'est selon lui à travers l'étude et l'observation de notre milieu que les contours de notre existence et de notre condition terrestres apparaissent le plus distinctement.
La personne humaine ne peut se connaître hors de son appartenance à la nature. Plutôt que d'opposer culture et nature, il choisit volontairement de les penser ensemble. « L'homme, écrira-t-il en tête de son dernier ouvrage, est la nature prenant conscience d'elle-même ».
Cet intérêt est largement partagé dans son cercle d'amis. Pierre Kropotkine et Charles Perron proposent eux aussi une éducation géographique en actes, une approche directe et complète du monde entièrement dédiée à la découverte d'un lieu non borné.
A l'heure où les repères proprement géographiques se brouillent, les écrits d'Élisée Reclus et de ses collaborateurs réunis dans La joie d'apprendre rappellent avec une insistance bienvenue que tout commence ici, autour de nous, dans cet espace de connivence entre lieu et monde, entre expérience et savoir. Sachant que savoir c'est enseigner, et qu'enseigner c'est rendre ce qui nous a été donné.
Philosophe croyant, Jean-Pierre Siméon (1935-2010) a rédigé entre 1987 et 1996, en marge de ses écrits sur la technologie et la démocratie, trois essais : La Loi, Qohelet et Les Proverbes. Des textes qui interrogent, sous forme de méditations libres, la portée existentielle des Écritures de l'Ancien Testament. A la suite d'un Jacques Ellul, dont il était proche, il apporte une matière à réflexion portant bien au-delà de la question théologique. Trois textes courts, très clairs, destinés à un public cherchant une pensée sur la religion qui dépasse la vision des croyant.e.s. Restés confidentiels ou inédits, ils se retrouvent réunis ici pour la première fois.
J'ai dormi dans votre réputation, sous-titré «Traduire mais les Sonnets de Shakespeare», réunit douze textes dont dix ont été originellement adressés au public des Laboratoires d'Aubervilliers, en 2019, alors que Pascal Poyet entreprenait la traduction des Sonnets (traduction en cours).
Face à l'assistance, Pascal Poyet circulait oralement (sans notes) dans l'espace d'un ou plusieurs sonnets de Shakespeare, de façon très peu linéaire. Partant tantôt du coeur tantôt du bord du sonnet, il choisit de mêler descriptions et ébauches de traduction, rapprochant différents mots ou groupes de mots dont il matérialisait la place en l'indiquant dans l'air, d'un geste situant le ou les mots en question sur un sonnet virtuel dans l'espace devant lui, qui s'étoffait et se dissipait au fur et à mesure de son propos. Une approche visuelle, donc, de l'espace du poème, (re)tracée par les gestes.
Ces textes réunis esquissent une réflexion pratique sur ce que serait de circuler, avec les yeux et les mains, dans et entre des poèmes, et entre deux langues. Ils montrent ce qu'implique de décrire cette expérience, en l'adressant à la première personne du singulier, au fur et à mesure qu'elle a lieu, à un public occupant la place du « vous» - cela à partir d'un discours, Les Sonnets, où l'homophonie entre eye (oeil) et I (je) est récurrente, et qui passe sans cesse du thou (tu) au you (vous).
Le livre se lit comme une traversée non systématique et non linéaire du cycle des Sonnets. Pascal Poyet a suivi les parcours que lui indiquaient les sonnets eux-mêmes, en traçant des lignes, dessinant des liens, à l'intérieur de chaque pièce, mais aussi entre elles, de proche en proche ou en faisant des bonds comme seule la pensée le permet.
Dernier ouvrage d'Adolfo Bioy Casares, publié peu de temps avant sa mort en mars 1999, Des choses merveilleuses regroupe des essais très personnels où l'auteur argentin aborde sur le ton de la confidence quelques-uns de ses sujets de prédilection : l'amour et les femmes, les voyages et les livres, la correspondance, sa passion pour la littérature italienne, l'humour.
Dans un style fluide et très plaisant, Bioy Casares livre réflexions et souvenirs intimes à propos de thèmes connus ou d'expériences vécues par la plupart d'entre nous, nourrissant son propos d'exemples qui apparaissent autant de sujets de nouvelles ou de romans encore à écrire. Cet opus qui pétille d'intelligence et de saine ironie offre au lecteur l'occasion d'entrer dans une sorte de commerce littéraire avec l'auteur de L'Invention de Morel. À la fois gais et anecdotiques, ces délectables et menus récits nous offrent quelques belles « fantaisies », au sens musical du terme, d'un des plus grands auteurs argentins du XXe siècle. Si paradoxal que cela puisse paraître, ce dernier texte de Bioy Casares, encore inédit en français, pourrait constituer pour de nombreux lecteurs une formidable porte d'entrée dans l'oeuvre de l'auteur.
Traduit et présenté par Ange S. Vlachos, ce recueil rassemble les 154 poèmes écrits par Constantin Cavafy. L'ensemble de son oeuvre. Le célèbre poète grec nous emmène à travers eux en voyage, au sein de son art comme de son pays. Des Thermopyles à Sparte, d'Achille à Jason, c'est une bonne part de l'histoire, de la Grèce qui ressort au travers des pérégrinations littéraires de l'auteur, comme des vestiges du passé surgissant dans le présent.
En 1953, on commande à Henri Calet une série de reportages sur des gens de condition modeste vivant à Paris ou sa proche banlieue. Réunie sous le titre Un sur cinq millions, cette galerie de portraits hauts en couleurs paraît dans Le Parisien Libéré de mai à juin 1953.
Henri Calet donne notamment la parole à un chauffeur de taxi, à une femme de ménage, un concierge, un ouvrier spécialisé... Cette série de rencontres agit comme une série de petites nouvelles. Elles sont un témoignage d'une qualité exceptionnelle sur les conditions de vies des petites gens, sur la réalité et les transformations du travail dans le monde contemporain.
Réunie sous le titre Les deux bouts, la série de reportages paraît en 1954 chez Gallimard, dans la collection « L'Air du Temps », dirigée par Pierre Lazareff. Cet ouvrage remarquable, qui n'a curieusement jamais été réédité depuis sa parution.