Comment s'opère une révolution symbolique et comment réussit-elle à s'imposer ? À travers le cas exemplaire d'Édouard Manet, c'est à cette question que s'est confronté Pierre Bourdieu dès les années 1980 et à laquelle il a consacré les dernières années de son enseignement au Collège de France. Ce deuxième volume des cours inédits du sociologue, accompagnés d'un livre resté inachevé, marque ainsi l'aboutissement d'une réflexion centrale dans son oeuvre.
Située en pleine crise de l'Académie, à un moment où la croissance du nombre des peintres remettait en cause la tutelle de l'État sur la définition de la valeur artistique, la rupture inaugurée par Manet a abouti à un bouleversement de l'ordre esthétique. La nouvelle vision du monde qu'elle a engendrée a imprimé sa marque jusqu'à nos jours. En abordant la genèse des tableaux de Manet comme une série de prises de position qui sont autant de défis lancés à l'académisme conservateur des peintres pompiers, au populisme des réalistes, à l'éclectisme commercial de la peinture de genre et même aux « impressionnistes », Bourdieu montre qu'une telle révolution est indissociable des conditions d'émergence des champs de production culturelle.
Au-delà des clichés liés sa sensualité, que sait-on en France au sujet du tango ? Au vue de la faiblesse de la production éditoriale - quelques essais, de rares anthologies - peu de chose. Un manque criant que comble ce dictionnaire d'un genre nouveau.
Danse, musique, poésie, mais aussi culture et art de vivre, le tango est un monde que cet ouvrage explore dans toutes ses dimensions - géographiques, métaphoriques, historiques, sociétales...
Les quelque 600 entrées font la part belle aux biographies de personnages (musiciens, chanteurs, danseurs, poètes. ), pour un tango incarné, mais aussi aux lieux, aux paroles de tango, aux termes techniques, aux concepts qui permettent de reconstituer l'histoire du tango. Tango nomade, mais tango ancré dans la culture et l'histoire du Rio de le Plata, l'ouvrage donne à les voir en un kaléidoscope.
Le lecteur pressé pourra se référer à l'ouvrage pour chercher une date ou une définition, le lecteur curieux pourra y déambuler, reconstituant, par le jeu des renvois de notices, le puzzle historique. Ni guide ni encyclopédie, emprunt de la subjectivité de ses auteurs qui vivent le tango au quotidien, ce dictionnaire n'en est pas moins fondé sur des recherches rigoureuses, ainsi que sur des entretiens in vivo réalisés depuis une quinzaine d'années. Une approche originale qui allie rigueur scientifique et passion.
La première traduction française du chef-d'oeuvre d'Aloïs Riegl, Le Culte moderne des monuments, fut publiée aux Éditions du Seuil il y a 29 ans. La distinction que l'historien avait, le premier, établie entre le monument, artefact à vocation d'universel culturel, et le concept de monument historique, dont la qualification est propre à la culture occidentale, anticipait d'un demisiècle le diagnostic de Claude Lévi-Strauss sur l'impossibilité d'une culture mondiale (« Il n'y a pas et il ne peut y avoir de culture mondiale », Race et Histoire).
Du même coup, cette distinction venait invalider l'élimination des deux termes de monument et de monument historique, au profit du terme « patrimoine », cautionné et repris par l'Unesco (Convention du patrimoine mondial, 1972) à la suite d'André Malraux, pour aboutir à la muséification et à la marchandisation corrélative du dit patrimoine.
Depuis lors, l'intensification du processus de mondialisation sous l'impact des techniques informatiques n'a fait que s'accélérer et donne au cri d'alarme de Riegl une profondeur et une actualité accrues.
Défi lancé aux agriculteurs africains, L'Afrique noire est mal partie fit scandale au moment de sa parution, en 1962. René Dumont, ingénieur agronome, dresse un constat peu encourageant de l'Afrique sub-saharienne qu'il parcourt et observe. Dans un contexte de décolonisation optimiste, sa voix de théoricien mais aussi d'homme de terrain s'élève à contre-courant des discours et des pratiques des élites issues des indépendances, pour sommer les Africains de reprendre en main leur agriculture en parvenant notamment à établir une culture vivrière locale - et à éradiquer ainsi la faim.
50 ans après, L'Afrique noire est mal partie demeure une référence dans les débats sur la suffisance alimentaire en Afrique sub-saharienne. Charlotte Paquet Dumont la replace dans son contexte tandis qu'Abdou Diouf et Jean Ziegler, dans les deux préfaces à cette édition, examinent l'analyse de René Dumont dans l'évolution de ces cinq décennies, en évaluent la validité actuelle, tout en développant, chacun, un avis distinct et argumenté.
Rédigée par l'actuel dirigeant de la chaire d'agriculture comparée à AgroParisTech, Marc Dufumier, la postface met en relief le texte sans aucun doute le plus important de René Dumont, qui s'impose plus que jamais comme "prophète et visionnaire".
René Dumont a publié une vingtaine d'ouvrages dont L'Agronome de la faim (Laffont, 1974), Pour l'Afrique, j'accuse (Plon, « Terre humaine », 1986) et Démocratie pour l'Afrique (Seuil, 1991).
Plasticien accompli, écrivain reconnu, Gao Xingjian construit depuis de longues années une oeuvre personnelle, très originale et profonde. S'il se sent avant tout artiste, créateur, résolument tourné vers la pratique, il n'en a pas moins développé, au fil du temps et des textes, une réflexion théorique singulière, à rebours des modes et des canons de l'art contemporain.
Dans le recueil De la création, Gao Xingjian a personnellement choisi les textes qu'il désirait voir traduits en français. Il s'y exprime sur le rôle de l'écrivain et ses conceptions artistiques, que ce soit en peinture, au cinéma, ou au théâtre et sur l'attitude de l'artiste par rapport à la société, qu'elle soit dominée par un régime totalitaire ou libéral. Ces textes dénoncent le " politiquement correct " et montrent l'originalité de l'auteur qui persévère dans sa voie d'homme seul, indépendant, dont la raison d'être est avant tout la recherche du beau dans tous les domaines.
"Depuis qu'il écrit poèmes, romans, nouvelles, pièces de théâtre, livrets d'opéra, depuis qu'il peint, à l'encre de Chine, sur papier ou sur toile, des tableaux de toutes les tailles, mais jamais avec des couleurs, seulement avec les multiples nuances qui vont du blanc au noir, depuis qu'il filme, en plein air ou en studio, en couleur ou en noir et blanc, et crée des films muets ou parlant, depuis qu'il prononce des discours à l'invitation des musées, universités, associations artistiques et littéraires du monde entier, Gao Xingjian s'exprime en son nom propre, sans suivre les modes, en livrant son témoignage au sujet des difficultés existentielles que rencontrent les hommes depuis des temps immémoriaux, sans jamais penser que l'avenir pourrait être radieux, sans jamais croire aux discours des hommes politiques, des philosophes radicaux, des prophètes et des démiurges.
C'est un homme seul, qui n'appartient à aucune chapelle et qui se contente de livrer aussi bien sa vision du monde passé et du monde actuel que sa propre expérience artistique".
ND.
Une collégienne, à l'occasion d'un exposé, tombe sur cette déclaration du mathématicien Kronecker (1823-1891) : " Dieu a créé les nombres entiers ; le reste est l'oeuvre de l'homme ". Affirmée par un éminent spécialiste, cette supposée répartition du travail ne peut qu'intriguer une collégienne et susciter nombre de questions : ainsi, certains des êtres numériques qui déambulent dans ses livres de mathématiques et parfois hantent ses nuits d'avant interro seraient d'origine divine ? Et les autres non ? Et si c'est le cas, comment se fait-il que Dieu se soit attribué le plus facile, le plus difficile étant dévolu à l'homme ?
Les nombres entiers, au-delà de leur évident intérêt propre, ouvrent sur bien des aspects passionnants et curieux, des mathématiques. Mathématiques nécessaires, obligatoires, et en tant que telles questionnées par tous, voire contestées, - à quoi ça sert ? -, à l'origine d'innombrables " pourquoi " et " comment " qui alimentent le dialogue dont est fait le livre.
Quatre décennies ont passé depuis la guerre de 1967 et depuis, au mépris du droit international qui interdit aux États occupants de transférer une partie de leur population dans le territoire occupé, des citoyens juifs d'Israël n'ont cessé de s'installer au-delà de ses frontières.
Ce livre est la première tentative d'appréhender dans sa globalité le phénomène des colonies juives en Palestine. Il rassemble des données éparses, souvent cachées, rarement mises en perspective.
Tous les gouvernements successifs d'Israël, quelle que soit leur couleur politique, des figures aussi diverses que Moshe Dayan, Shimon Peres, Ehoud Barak ont encouragé l'établissement de nouvelles colonies. Ce soutien a pris aussi bien la forme de décisions politiques et budgétaires que celle d'un laxisme caractérisé envers le non-respect de la loi. La montée en puissance du mouvement de colonisation, avec l'apparition brutale dans la sphère publique, après juin 1967, de mouvements aux modes d'action uniques, comme le Gush Emunim fait face à l'effondrement progressif des institutions étatiques.
Incapable de transformer la victoire militaire de 1967 en paix, Israël s'est ainsi empêtré dans le bourbier humain, moral, social, financier et politique de la colonisation.
La ville de Kamaishi a été en partie, et quasiment en totalité pour sa partie côtière, détruite par le tsunami du 11 mars 2011 qui causa la mort d'environ 1 100 de ses quelque 40 000 habitants.
Dans le gymnase d'une école désaffectée, on reçoit les premières dépouilles des victimes. Les habitants improvisent : un retraité des pompes funèbres devenu animateur social bénévole se présente spontanément, préoccupé par la manière dont les corps sont traités et prend en charge la gestion de la morgue. Puis tout s'enchaîne au fil des jours : les corps ramassés par des pompiers volontaires et des employés municipaux, rassemblés sur des aires proches sont transportés vers les morgues de fortune, les garde-côtes ramènent des noyés, des médecins et des dentistes sont mobilisés pour l'identification des corps, des bonzes se relaient pour chanter des soutras, des cercueils arrivent de tout le Japon... Le maire et son équipe cherchent à résoudre le problème de l'incinération des corps bien trop nombreux pour le seul crématorium de la ville. Le transfert des dépouilles vers le département voisin d'Akita se met en place.
L'auteur, sur place dès le 12 mars, accompagne tous ces intervenants pendant deux mois - jusqu'à la crémation des derniers corps. Son récit, au style sobre, exempt de morbide ou de voyeurisme, s'appuie sur cette expérience au jour le jour ainsi que sur des entretiens ultérieurs avec les témoins.
Poser clairement et sans faux-fuyants la question de la morale sexuelle ' c'est-à-dire de la place de l'interdit ' dans une société moderne, telle est l'ambition de ce livre. Depuis près d'une génération, nous vivions dans l'illusion que cette question ne se posait plus. Aujourd'hui, l'illusion se dissipe, mais un étrange et tumultueux désarroi la remplace. Ne sachant plus très bien où elles en sont, nos sociétés cherchent douloureusement leurs repères.
Nos débats, à ce sujet, s'enferment immanquablement dans une alternative que je refuse : permissivité claironnante ou moralisme nostalgique. Nous n'aurions d'autres choix que celui-ci.
Je voudrais, pour ma part, tenter de regarder cette question en face, d'en mettre à plat ' pacifiquement ' les principales données, tout en rectifiant les mille contrevérités qui sont le plus souvent répandues dès qu'il est question de sexe.
Quantité de disciplines aussi différentes que l'histoire, la psychanalyse, l'anthropologie, la théologie, la philosophie politique, la démographie, l'économie, la criminologie ' pour ne citer que les principales ' s'intéressent à la sexualité, mais sans guère communiquer les unes avec les autres.
J'ai donc pris le parti ' risqué ' de revisiter patiemment ces différents savoirs, avec le maximum d'attention et avec le souci constant de ' produire mes preuves '. Quant au titre du livre, c'est à Platon que je l'ai emprunté. Dans Les Lois, Platon fait l'éloge du plaisir, mais considère néanmoins comme faible et critiquable l'homme qui laisse le ' tyran Éros ' s'introniser dans son âme pour en gouverner, quotidiennement, tous les mouvements'
Dans une enquête qui tient à la fois de l'essai biographique et littéraire, Saul Friedländer sort de sa spécialité pour chercher la clef la plus propre à ouvrir les portes de l'oeuvre de Franz Kafka. L'auteur de La Métamorphose n'est évidemment pas un inconnu pour le grand historien de la Shoah, dont le milieu d'origine pragois est, à une génération près, celui de l'écrivain. L'historien révèle ici sa profonde connaissance de son oeuvre comme du dernier état de la critique.
Prenant délibérément à contre-pied la biographie-hagiographie de Max Brod (1945), l'ami et exécuteur testamentaire de Kafka, Saul Friedländer plaide pour une lecture non censurée du texte. Il écarte toutes les interprétations qui tendent à faire de Kafka un mystique caché, un prophète du malheur et des catastrophes à venir. Kafka était, dit-il, un poète qui " suivait des rêves ". Prenant appui sur d'abondantes citations de ses écrits, il met l'accent sur le sentiment de honte sexuelle et de culpabilité qui a étreint l'homme tout au long de son existence, nourri par des obsessions lancinantes, la haine du corps, l'attirance pour les hommes et le sadomasochisme.
Cette entreprise d'interprétation audacieuse, qui sera sûrement discutée, est aussi l'une des meilleures invitations à lire et à relire l'un des plus grands écrivains du XXe siècle.
"J'ai découvert que toute notre histoire était falsifiée, fabriquée de toutes pièces et que ceux qui avaient créé la civilisation arabe et sa grandeur furent bannis, condamnés, rejetés, emprisonnés, voire crucifiés. Il faut relire cette civilisation et la revoir autrement : avec un nouveau regard et avec une nouvelle humanité".
Adonis.
Nous connaissons tous la folie de certains dirigeants arabes, adeptes des massacres de leurs peuples, et leur haine des libertés publiques. Mais aujourd'hui, l'Etat islamique, prônant la charia, affiche une barbarie qui dépasse l'imagination. Sa vocation consisterait à nettoyer la terre d'islam de tout ce qui nuirait à sa pureté. Et au nom de cette pureté, les pires crimes sont commis : assassinats, viols, massacres des masses, pillages, ventes des femmes aux enchères, destructions des sites archéologiques et historiques...
La condamnation de l'altérité va de pair avec la désolation et la ruine. "La ruine, écrit Adonis, est ce qui désigne l'état actuel du monde arabe, un monde où l'on politise la religion et on sacralise la politique." Il est de la plus grande importance de réfléchir aujourd'hui sur le sens de cette ruine. C'est en tant qu'intellectuel engagé et poète qu'Adonis reprend des thèmes qu'il a abordés dans ses poèmes : la religion, la radicalisation, les attentats, l'échec du printemps arabe, la femme et la féminité, l'engagement de l'intellectuel, la poésie en temps de détresse...
Ce livre d'entretiens permet de pousser plus loin la réflexion, en plongeant avec audace et liberté dans les profondeurs infernales de la culture arabe.
600 milliards d'euros : c'est la somme astronomique qui se cache depuis des décennies dans les paradis fiscaux, soit près de 10% du patrimoine des Français. Comment cette évasion fiscale massive a-t-elle été rendue possible ? Et pourquoi l'évasion de ce patrimoine fait-elle l'objet d'une telle omerta judiciaire, alors que les institutions de contrôle, la police, la justice, la douane, les services de renseignements, etc. en possèdent l'essentiel des preuves ? Quand on connaît la situation des comptes publics de la France, la question mérite d'être posée.Exploitant une somme impressionnante de données ultraconfidentielles, l'auteur de ce livre met pour la première fois au jour l'étendue, les circuits, les mécanismes secrets de cette gigantesque fraude fiscale. Il montre quelles techniques sophistiquées - et parfaitement illégales - utilise une grande banque étrangère pour opérer sur le territoire français, pour approcher les fortunes privées, celles du showbiz, du sport et des affaires. S'appuyant sur des témoignages exceptionnels, il révèle comment s'organise l'impunité de tous ceux qui participent à ce système qui soustrait à la France une part colossale de sa richesse nationale. Où l'on croise alors d'autres réseaux et circuits de financement, politiques cette fois.
- " Depuis vingt siècles, les romanciers, abandonnant aux philosophes le soin de s'accorder sur une définition de l'amour, ont entrepris d'en donner la description la plus complète. Ils ont interrogé les conditions et les aléas de sa naissance, sa durée fort variable, ses effets de surface et ses bouleversements de profondeur, sa physique, sa chimie, son histoire naturelle et sa géographie. Son histoire : à la différence des tragédies (et de la psychanalyse) qui voudraient nous faire croire que les passions amoureuses sont éternelles, les romans ne cessent d'explorer des réalités nouvelles, en employant des techniques narratives inédites capables de rendre compte de ces objets encore inconnus.Les romanciers ont promené leur miroir le long de ce chemin du réel. Ils ont enregistré, selon des techniques de plus en plus hardies (c'est l'histoire du roman) les changements du paysage amoureux. Mais les meilleurs des romans ne se contentent pas de reproduire la réalité. Ils l'éclairent, ils la montrent comme on ne l'avait jamais vue. Écrire une histoire des romans d'amour, c'est peut-être essayer de repérer comment, dans nos contrées occidentales où est né le roman, siècle après siècle, les romanciers ont inventé l'amour, cet amour-là, à jamais différent, à jamais exotique pour les peuples sans roman. "Des Métamorphoses d'Apulée jusqu'à Une passion simple d'Annie Ernaux, en passant par les oeuvres de Chrétien de Troyes, Cervantès, Rousseau, Goethe et Jane Austen, mais aussi Stendhal, Hardy, Tolstoï et tant d'autres, Pierre Lepape brosse la grande fresque de nos amours littéraires, dans tous les sens du terme.
- Journaliste, critique littéraire (il a longtemps tenu le célèbre " Feuilleton " du Monde des livres), biographe (Diderot, Voltaire, Gide, Sorel), Pierre Lepape est aussi un essayiste d'une rare culture. Chacun se rappelle Le Pays de la littérature (Fiction et Cie, puis Points essai).
Deng Xiaoping, dit le Petit Timonier par opposition à Mao, fut l'un des chefs d'État les plus influents et les plus secrets du XXe siècle. Orateur sans grand charisme, il s'est gardé du culte de la personnalité, n'a laissé aucun écrit, peu d'entretiens, juste quelques discours peu marquants et des poèmes assez médiocres. Pourtant, dans le paysage chinois, il a gravé une stupéfiante saga qui se poursuit plus de quinze ans après sa mort.
Pour comprendre l'homme, son génie, sa violence, pour prendre la mesure de l'incroyable révolution qu'il a initiée, il faut faire un voyage, celui qu'il a lui-même effectué à la toute fin de sa vie. En 1992, à 89 ans, le patriarche fit une tournée historique à travers les " zones économiques spéciales " ouvrant le pays aux investissements étrangers et au capitalisme. Ce dernier voyage allait à jamais changer l'Empire et ses sujets.
Sur les traces du Petit Timonier, au fur et à mesure des escales, se dessinent d'autres voyages : celui qui l'amena de son Sichuan natal à la France, la Longue Marche, les exils loin de Pékin pendant la révolution culturelle... Vingt ans après, les Chinois rencontrés sur le chemin, riches ou pauvres, gagnants ou perdants des années Deng, ne savent pas toujours ce qu'ils lui doivent. Mais tous - l'ancien rocker devenu businessman, le médecin à la retraite bénévole auprès de ceux qui ne peuvent s'offrir l'hôpital public, l'inventeur du tonneau à la française ou encore le peintre de la Joconde. - sont les témoins de ce qui restera comme la plus grande aventure de la fin du millénaire : la naissance de la Chine moderne.
Diversification des contrats, personnalisation du temps de travail, porosité croissante entre vie privée et vie professionnelle, essor du travail indépendant : le modèle unique fondé sur le CDI et l'échange subordination du salarié contre salaire est devenu caduque. Demain l'emploi sera fragmenté, individualisé, à la carte. La relation de subordination sera remplacée par une relation de collaboration, dans laquelle la maîtrise et l'aménagement des tâches par les salariés eux-mêmes seront déterminants.
Ce livre n'est pas une charge contre notre modèle social. Il constate que celui-ci n'apporte plus les protections nécessaires aux salariés, faute d'avoir anticipé et de s'être adapté à la révolution individualiste. Il ne s'agit donc pas pour l'auteur de s'associer au discours patronal courant contre la protection sociale et le droit du travail. Il s'agit au contraire de refonder ceux-ci sur un constat documenté de la nouvelle réalité du travail.
Face à la montée de l'individualisme, de nouvelles formes de sécurité vont devoir être inventées afin de réconcilier l'individu et le collectif, et de combiner flexibilité et sécurité. Pour au final replacer l'individu au coeur de la relation d'emploi.
De Guernica, on croit tout savoir. Tableau majeur du XXe siècle, exposé dans les plus grands musées, reproduit sous toutes les formes possibles, c'est un monument artistique et un étendard politique, un emblème. Guernica, c'est Pablo Picasso, et pour certains, Picasso c'est Guernica. Mais connaît-on vraiment l'histoire de cette oeuvre ? Germain Latour est allé au-delà de la légende et a reconstitué avec précision la genèse et l'itinéraire de ce tableau. A l'origine de Guernica, un village basque qui doit sa notoriété au chêne centenaire devant lequel tous les souverains espagnols venaient prêter serment, raison pour laquelle il sera choisi pour cible au mois d'avril 1937 par Franco et ses alliés pendant la guerre civile. Germain Latour montre de quelle façon cet événement va s'imposer à Picasso, qui travaillait déjà sur cette toile pour l'Exposition universelle de 1937, et analyse la révolution que cette oeuvre a constitué. Mais il ne s'est pas arrêté à cette histoire artistique aux détails pourtant méconnus. L'odyssée de Guernica permet à Latour de faire un état des lieux limpide de l'histoire politique espagnole, du franquisme à la movida. Le parcours financier et institutionnel tortueux de cette oeuvre hors norme s'avère complexe et fascinant, qu'il s'agisse de ses voyages américains, de son installation au MoMA ou de la bataille pour sa restitution, dont les soubassements se révèlent plus subtils et retors qu'on ne l'imagine... Une étude unique qui lève le voile sur un des plus grands mythes artistiques du siècle dernier.
Qu'il s'agisse d'inégalités de traitement en fonction du sexe, de la race, de la sexualité, de la religion, de l'origine, des handicaps, de la santé... les discriminations sont aujourd'hui perçues et combattues comme la figure centrale des injustices. S'il est indispensable de les décrire et de les mesurer, il faut aussi que l'on sache mieux comment elles sont vécues par celles et ceux qui les subissent. L'écart est grand, en effet, entre les inégalités objectives et la manière dont les personnes les ressentent et, surtout, dont elles les tiennent pour justes ou injustes.Pourquoi moi ? s'efforce de rendre compte de ce vécu plus divers qu'il n'y paraît. De l'« expérience totale » qui fait de la discrimination le coeur de l'identité et du rapport au monde des individus à la distanciation que d'autres parviennent à installer grâce à un ensemble de stratégies et de tactiques, se déploie un espace de discriminations vécues de façon plus ou moins intense.Ces expériences sont déterminées par le jeu complexe des conditions sociales. Ainsi les plus discriminés ne sont pas nécessairement ceux qui éprouvent les sentiments d'inégalité les plus aigus. La comparaison entre l'école et l'hôpital montre que les discriminations sont perçues de façon très différente dans ces institutions pour lesquelles la diversité des cultures et des personnes ne constitue pas le même enjeu.Les discriminations et les luttes qu'elles entraînent révèlent de profondes transformations de notre vie sociale et de nos subjectivités ; non seulement elles dévoilent des injustices intolérables, mais elles montrent comment les individus essaient de se construire comme les sujets de leur liberté et de leur identité quand l'ordre social perd de son unité et de son ancienne légitimité.FrançoisDubet,OlivierCousin,EricMacé et SandrineRui sont enseignants à l'Université de Bordeaux Segalen, chercheurs au Centre Émile Durkheim et associés au CADIS à l'EHESS.
Intriguée par un poème d'Aragon évoquant une rafle de juifs à Villeneuve-lès-Avignon où elle réside, survenue le 26 août 1942, Nelcya Delanoë part à la recherche des traces de cet événement oublié. En se penchant sur ceux qui n'avaient pas été arrêtés et qui ont continué de vivre à Villeneuve plus ou moins longtemps après cette rafle, elle découvre qu'une autre rafle y a eu lieu presque un an plus tard, le 17 juillet 1943. Celle-ci a été le fait d'organisations locales, floues et autonomes, voyous et truands compris, en étroites relations avec la police allemande et les appareils maréchalistes - rackets, pillages, marché noir et persécution des Juifs. Et cette rafle-là, nul n'en a jamais entendu parler.
D'une petite rafle provençale conte l'enquête se faisant, et ses croisements avec l'histoire de l'auteur, jusqu'à ses " Voisin vigilants " de Villeneuve-lès-Avignon et de son extrême Droite populaire en ce début de XXIe siècle.
Par là même, cette enquête décrit un village du Gard en " zone non occupée " pendant la Seconde Guerre mondiale. Cette micro histoire, d'une richesse et d'une complexité étonnantes, permet de mieux comprendre ce qu'il en fut de la persécution des Juifs de la zone sud hors des grandes villes. Elle permet aussi de mesurer la prégnance de ce blanc de l'histoire, que Nelcya Delanoë fait ici apparaître. noir sur blanc.
Le procès de Maurice Papon s'est tenu plus d'un demi-siècle après les actes en cause ; il pose la question des relations entre la Justice et l'Histoire - sous le regard de la presse, troisième partenaire.
Dans un jeu compliqué, souvent subtil, parfois violent, chacun a sa mission, son rythme, ses exigences. Les logiques se heurtent ou s'allient selon les conjonctures. Celle de l'Etat, entre la purge et l'oubli programmé, celle de la science, distanciée et toujours en marche, celle des tribunaux fixant l'absolution ou le châtiment définitifs, celle enfin des médias, libres et pourtant dépendant du mouvement des émotions collectives.
A partir d'exemples multiples, récents ou anciens, étrangers ou familiers, Jean-Noël Jeanneney jette une lumière neuve sur le dialogue d'une nation et de son passé.
Décembre 2007 : le Président Sarkozy déroule le tapis rouge au colonel Kadhafi en visite officielle à Paris. Février 2011 : une coalition internationale emmenée par la France déclare la guerre à la Libye. Entre ces deux dates, que s'est-il passé ?
Quatre mots résument parfaitement l'histoire de ce retournement : « financement politique », « pétrole », « armement ». On apprend d'abord ceci : le financement libyen de la campagne électorale de Nicolas Sarkozy en 2007 est un fait, ce livre en établit les conditions et le modus operandi. S'annonce alors le règne de certains grands intermédiaires entre la France et la Libye, comme Ziad Takieddine et Alexandre Djouhri, dont les agissements pèseront pendant plusieurs années sur la politique étrangère de la France.
L'odeur des pétrodollars est décidément irrésistible. Déjà, à la fin des années 90, le gouvernement de Lionel Jospin donnait secrètement son feu vert à des négociations pour des ventes d'armes à une Libye pourtant sous embargo pour cause de terrorisme. Ce livre le prouve, documents à l'appui. Jacques Chirac ne sera pas en reste. Son dernier mandat verra s'affronter sans merci réseaux chiraquien et sarkozyste pour s'assurer du magot libyen et des fabuleuses rétro-commissions susceptibles d'en découler. C'est cette histoire, cette vaste fresque des relations franco-libyennes, que cet ouvrage raconte aussi en s'appuyant sur des témoignages et des documents inédits.
Parmi les personnes qui témoignent ici pour la première fois, figurent entre autres : la chef des gardes du corps (les fameuses Amazones) du colonel Kadhafi, la fille d'Abdallah Senoussi, l'ancien numéro deux du régime libyen, condamné à perpétuité en France pour sa responsabilité dans l'attentat contre le DC10 d'UTA, le Président de la République tunisienne, trois très proches conseillers de Nicolas Sarkozy, le monsieur Afrique de Jacques Chirac, deux intermédiaires français en armement (dont l'un parle à visage découvert), une importante intermédiaire libyenne qui a travaillé secrètement au côté de Kadhafi pendant la guerre.
En exclusivité également, des documents jamais publiés sur les ventes d'armes de la France à la Libye de 1999 à 2010. Parmi eux, un document ultra-confidentiel qui recense les graves erreurs commises par Dassault et les Français pour vendre le Rafale au colonel Kadhafi. Mais aussi : des informations complètement inédites sur le rôle de Cécilia Sarkozy dans la libération des infirmières bulgares en 2007, sur le rôle joué par le Qatar. Et, bien sûr, la vérité sur les preuves du financement de la campagne de 2007 par les Libyens.
Rien n'est plus frappant que la parole transgressive, truculente et torrentielle de Mo Yan. Depuis plus de trente ans, cette parole est inséparable d'un lieu : le canton du Nord-Est de Gaomi, dans le Shangdong, où est né Mo Yan.
Yinde Zhang étudie ici le travail de l'écrivain à travers ce " lieu de la fiction ", territoire réinventé qui engendre une verve irréductible à toute instrumentalisation et à toute simplification. Cette création verbale originale, enracinée dans la culture locale tout en manifestant sa portée universelle, est le lieu d'où s'expriment la révolte, la dérision, la violence ordinaire des hommes, l'amour et le rire. Lieu de la parole, matrice du style, de la langue et de la création que l'on compare bien souvent au Macondo de Garcia Marquez ou au Yoknapathawpha de Faulkner.
En proposant une lecture globale de l'oeuvre, Yinde Zhang questionne d'abord ce positionnement de l'auteur entre culture populaire, terroir, langue parlée et littérature universelle sous l'angle de l'ironie et du grotesque. Mo Yan casse les règles, les subvertit et crée un monde propre où dieux, animaux et plantes forcent les frontières de la pensée et du sentiment.
S'arrêtant ensuite sur les romans les plus significatifs et les plus retentissants de Mo Yan, Yinde Zhang dévoile la logique évolutive de son écriture. Bien loin de la littérature de terroir, son oeuvre s'articule nettement autour des questions posées par la modernité (violence intrinsèque au matérialisme triomphant, écologie, bioéthique).
En conclusion, Yinde Zhang dresse une analyse très éclairante de la position de Mo Yan, " engagé littéraire ", face à la Chine et au monde, telle qu'elle a pu être discutée lors de l'obtention du prix Nobel.
Il aura fallu trente-trois ans pour que l'enfant Alain Souchon - celui qui se prenait pour Rimbaud lorsqu'il marchait dans la campagne - parvienne à se faire entendre du grand public. Le temps de faire le plein de rêveries et de rencontrer son alter ego musical, Laurent Voulzy. «Il y avait une pénurie de mots, de musique dans la chanson. On est arrivés à ce moment-là». Depuis, les paroles ont jailli et sont restées dans les têtes. Des mots d'enfants ou des mots inventés, empruntant soigneusement à l'époque ses couleurs et ses excès. Des mots écrits pour la musique qui fait passer tous les chagrins.
De Casablanca à Paris, Alain Souchon raconte une enfance au chemin alambiqué, peuplée de personnages farfelus et d'histoires romanesques. Une époque oisive et contemplative qui sera le terreau de sa naissance à l'écriture et à la chanson. A l'âge de 17 ans, Alain Souchon part étudier au Royaume-Uni. Un séjour qui se transformera en une expérience musicale. Il sert dans un pub, à l'époque où Londres voit naître ses plus grands groupes. En 1961, il rentre à Paris le désir de devenir chanteur chevillé au corps . Alain Souchon raconte les petits boulots manuels pour survivre...et les cabarets de la rive gauche. Jusqu'à sa rencontre avec le directeur artistique Bob Socquet et les premiers grand succès. Depuis, un dialogue ininterrompu avec son public, cette foule sentimentale qui apprend, vieillit avec lui et se reconnaît dans ses chansons poétiques qui sont autant de peintures d'une époque mise en mots.
Texte de Maylis Besserie en collaboration avec France Culture.