Depuis plusieurs années, le vieux loup du grand sud annonçait qu'il travaillait à un livre sur les naufrages, qu'il avait conçu, semble-t-il, comme une sorte de prise de congé.
Il en a achevé la rédaction peu avant le début de cette année 2002 qui le verra fêter ses 92 ans. comme toujours chez lui ou presque, on a affaire à l'un de ces livres inclassables, hirsutes, oú la fiction et l'autobiographie poursuivent une étrange partie de cache-cache. ecrit dans le sillage du passant du bout du monde (phébus 2000), qui avait surpris la critique par sa verdeur intacte, par sa jeunesse déraisonnable, naufrages peut se lire comme le chant d'adieu d'un homme qui s'est toujours ingénié à conformer sa vie - et son oeuvre aux rands rêves de son enfance.
Une leçon de fidélité. et une nouvelle invite à prendre le large.
Dostoïevski à Mexico. Mais un Dostoïevski nourri au lait noir du polar. Autrement dit : Arriaga au sommet de son art.
Manuel, 20 ans, croit perdre la vie en perdant son ami Gregorio qui s'est tiré une balle dans la tête. Un ami ? Bien plus que cela : les deux garçons s'étaient tatoué chacun avec la même aiguille un bison sur le bras gauche. Un pacte de sang qui n'avait pas tardé à devenir un pacte de domination, tant Gregorio, sorte de Stavroguine latino, exerçait d'emprise sur son entourage.
Certes Manuel n'a pas manqué de regimber contre le pouvoir de ce « maître » un brin fêlé (Gregorio a le goût de la destruction, cultive les obsessions morbides, fréquente les hôpitaux psychiatriques). C'est ainsi qu'il s'est arrangé pour avoir, dans le dos de Gregorio (à son insu oe), une liaison avec Tania, la très trouble et très troublante maîtresse de celui-ci.
Il est des morts qui, bien qu'ayant débarrassé le plancher, continuent assez méchamment de sévir. Mais n'est-ce pas, aussi, qu'après les avoir enterrés, ces morts, nous oublions de les tuer en nous oe
Heureux Mexicains, qui ont à se mettre aujourd'hui sous la dent une littérature d'une si belle et si noire énergie !
Evaristo Reyes aurait voulu être écrivain, mais les aléas de la vie - comme on appelle parfois le manque de volonté - ont fait de lui un policier. Cette vocation première explique sans doute pourquoi il écoute avec une oreille plutôt bienveillante l'écrivain excentrique, assez hostile au régime en place, à qui ses supérieurs lui ont demandé de rendre " une petite visite ". Peu après cette entrevue l'hurluberlu lettré est retrouvé mort. Et Evaristo Reyes, comme de bien entendu, est sérieusement suspecté. Pourchassé, il lui faut résoudre cette énigme qui a tout l'air d'une machination. L'étau se resserre et il lui faut toujours plus de souplesse pour échapper à la police et pour se mouvoir dans le milieu intellectuel de Mexico, un panier plein des pires crabes qui puissent être. Chaque pas qu'il fait semble le pousser un peu plus au fond d'une souricière, chaque rencontre pouvant l'aider se révèle être dangereuse. Notamment celle qui a lieu avec une papesse du milieu éditorial, belle ordure au demeurant. Monde politique corrompu, monde policier vicié : rien de nouveau. Mais monde littéraire à ce point aux ordres, on n'en avait pas idée. Ni notre héros dont les tourments sont à la mesure de son besoin de rédemption.
Un pays d'Amérique latine qui ressemble furieusement à l'Argentine. Une succession de crimes qui remuent beaucoup de mauvais souvenirs : on retrouve successivement les cadavres, fort méchamment mis à mal, de
trois tortionnaires impunis qui avaient tenu 68386.
le haut du pavé sous l'ancienne dictature militaire. La police charge le détective Van Upp de mener l'enquête.
Étrange citoyen que ce Van Upp, qui a lui-même un lourd passé personnel à gérer. Mais après tout, si l'on veut vraiment se coltiner avec les fantômes du passé, autant envoyer en première ligne quelqu'un de bien placé pour savoir de quoi il retourne. D'autant que ledit passé, s'il s'entend à faire le mort, ne dort que d'un oeil... et a encore la griffe mauvaise.
Borges et Umberto Eco, divinités tutélaires, se sont penchés sur le berceau de ce faux polar conçu comme un labyrinthe de glaces, où les images d'un passé violent et celles d'une folie qui se conjugue au présent semblent jouer à cache-cache.
Seuls inconvénients d'une telle lecture : impossible de dormir pendant et plutôt difficile après.
Alvaro Mutis, qui fut l'un des premiers à inviter les lecteurs de langue française à découvrir l'oeuvre de Jorge Ibargüengoitia, n'hésite pas à voir en lui le mieux prometteur des romanciers mexicains de sa génération (celle qui arrivait à la pleine maturité au début des années 80) - et une référence pour toute la jeune littérature d'Amérique latine.
Sur place, les lecteurs se sont longtemps divisés en deux clans : ceux pour qui chaque nouveau livre d'Ibargüengoitia faisait l'effet d'une triple tequila du genre carabiné (mais somme toute réconfortante), et les autres, à qui le même breuvage donnait des boutons. L'histoire littéraire locale veut que la mort de l'écrivain (dans un accident d'avion en 1983) ait été vécue au Mexique comme un deuil national.
N'exagérons rien : beaucoup durent recevoir la nouvelle avec un soupir de soulagement, car le cher disparu, de roman en roman, progressait doucement dans la voie de l'impertinence et de la provocation tranquille - au point d'en venir à irriter même ses amis de la gauche la plus tolérante. Les Conspirateurs (1982), son dernier roman publié, raconte la révolution à l'issue de laquelle le Mexique accéda à l'indépendance, au début du siècle dernier.
Que les amateurs de romans historiques ne chantent pas trop vite ; ce livre n'est pas pour eux. L'auteur y traite l'Histoire avec beaucoup de mauvaise éducation : en retroussant vivement ses dessous, et en lui administrant une fessée grandiose. La vérité, qui gagne dit-on à aller peu vêtue, n'est peut-être pas loin d'y trouver son compte. On ajoutera ceci, à l'attention des âmes scrupuleuses : ignorer tout du Mexique et de son histoire ne nuit en rien au plaisir très spécial que l'on prend ici.
Les lecteurs de langue française sont en train de découvrir, non sans quelque retard, l'oeuvre d'Ibargüengoitia (mort bêtement dans un accident d'avion il y a une quinzaine d'années), considéré aujourd'hui dans le monde entier - par l'admirable Alvaro Mutis entre autres - comme l'un des plus grands romanciers du Mexique.
Et comme un prince de l'irrespect. Ces ruines que tu vois (1974), ce sont celles du Mexique éternel, vues à travers le prisme d'une petite ville imaginaire plus vraie que nature. Celles aussi que la vie laisse après elle où qu'on soit... et pas seulement au Mexique. Vachardise, dérision, nostalgie, fraternité, humour rose et humour noir : un cocktail plutôt fort en tequila, concocté par un barman virtuose.
En 1934, alors que le monde appareille pour de nouveaux et vastes conflits, Nikola Tesla, physicien, inventeur et prophète, cherche le moyen de rendre la guerre impossible.
La mort d'un de ses anciens collaborateurs lui fait soupçonner que, quelque part en Europe, on est en train de mettre au point une arme secrète qui pourrait bien être l'arme absolue... " Apportez-m'en la preuve ", demande-t-il à Henri Fèvre, son très loyal et très ignorant disciple, qui voyagera de New York à Paris sur la piste d'une ténébreuse conspiration... Premier roman d'un jeune écrivain espagnol qui connaît la France comme sa poche (mauvais souvenirs compris), Le Soviet des Fainéants brosse avec autant d'érudition que d'humour un tableau saisissant du Paris des années trente, lieu d'affrontement feutré - enfin pas toujours de tous les extrémismes, et laboratoire de quelques lendemains promis à chanter...
Et bientôt à déchanter. Complots, affaires louches, coups fourrés, mensonges en tout genre sur fond de bruit de bottes... Il pourrait s'agir d'un roman policier, ou d'un récit d'espionnage, si l'auteur n'avait lu Queneau, Vialatte et Nizan... et ne possédait l'âme d'un poète. On imagine déjà la BD que l'admirable Tardi pourrait tirer de cette peinture foisonnante, où le monde d'hier sert de miroir à celui d'aujourd'hui.
Dans le Mexique profond du début du XXe siècle, Pancho Villa soulève l'enthousiasme des foules en promettant la terre pour tous et en faisant couler le sang avec une générosité où se reconnaît le génie d'un vrai révolutionnaire.
Et voici qu'on lui propose, pour mieux assurer son pouvoir naissant - et terroriser la populace qu'il entend libérer manu militari - un instrument qui a fait ses preuves ailleurs : rien de moins que la guillotine !
On ne divulguera pas ici les hauts faits qui accompagneront dès lors l'irrésistible ascension du redoutable instrument ; ni non plus les tribulations de l'infortuné Velasco, promoteur de sa remise en service sous le soleil de Mexico. Qu'il nous suffise d'assurer au lecteur que le romancier n'y va pas de main morte, si l'on ose dire ; et que l'histoire qu'il nous raconte est à la mesure de la remarquable quantité d'hémoglobine qu'il fait couler pour notre délectation. Décidément, on ne s'ennuie pas avec les représentants de ce qu'il est convenu d'appeler l'espèce humaine...