"Je n'ai jamais oublié ni n'oublierai aucune seconde de cette nuit." Une seule fois Mrs C. a cédé, surprise, à l'envie subite d'aimer un inconnu. L'homme était jeune et se noyait dans les jeux d'argent. Elle voulut le sauver. Son histoire, magnifique, incandescente, est celle des pulsions et des passions qui nous forcent, nous portent ou nous dévastent, celle aussi des blessures intimes, des culpabilités, des hontes qu'une parole, parfois, peut soigner dans la pénombre d'une chambre d'hôtel. A sa lecture, Freud n'aura qu'un mot : "Un chef-d'oeuvre."
Ce livre célèbre sur les bas-fonds du Berlin des années 1925-1930 fait penser à Voyage au bout de la nuit et aux Mystères de Paris, mais aussi à Brecht, à Dos Passos et à Joyce. Car ce récit épique, plein de tendresses, de violences, de vices, étonne par sa modernité. L'aventure de Franz Biberkopf, criminel poussé par la fatalité vers un retour au crime, est comme le chant d'une symphonie composée de la rumeur de la foule, du hurlement des tramways, des sanglots et des râles échappés des hôtels délabrés et des bistrots minables.
Un soir à la nuit tombante, au début des années 1940, un père et sa fille arrivent dans un village de Haute-Autriche sur une carriole tirée par un cheval, avec leurs malles et leurs meubles, et s'installent dans une ferme abandonnée qui leur a été attribuée. La jeune fille traumatisée serre dans son poing un bouquet de lilas rouge.
Ferdinand Goldberger, chef de section du parti nazi, a dû fuir son village d'origine, mais ses crimes pèseront sur sa descendance. Au moment où la lignée semble devoir s'éteindre, puisque aucun des petits-enfants du patriarche n'a eu d'enfant à son tour, voici que surgit un ultime héritier, né à l'insu de tous, éduqué au loin. Comme son grand-père et son arrière-grand-père, il s'appelle Ferdinand...
Avec ce roman, Reinhard Kaiser-Mühlecker raconte dans une langue somptueuse le destin de l'Autriche rurale aux prises avec l'héritage du nazisme. La littérature de langue allemande n'avait pas produit depuis longtemps une fresque narrative d'une telle ampleur, comparables aux plus grands classiques européens. Riche en personnages inoubliables, Lilas rouge a été salué par la critique allemande comme une révélation.
Monsieur Faustini habite Hörbranz, une petite bourgade sur les hauteurs du lac de Constance. Célibataire retraité, il vit seul avec son chat. Il porte depuis des années le même veston avec lequel il a fini par « ne plus faire qu'un », et qui est devenu « sa demeure, son repaire, sa carapace, sa livrée de paon ». De temps en temps, Monsieur Faustini prend l'autobus et se rend à Bregenz, la grande ville toute proche, où il se promène au bord du lac...
À cet antihéros esquissé avec une tendre ironie, l'auteur réserve des surprises propres à le déstabiliser de plus en plus, pour notre plus grand plaisir. Après l'avoir promené dans des décors autrichiens de carte postale et lui avoir fait endurer quelques péripéties de la vie de province, il va conduire Faustini très loin de son cher pays natal. Des émotions fortes le pousseront à abandonner son veston - autant dire, à perdre la tête. Le roman qui a commencé comme une satire de la banalité la plus absolue s'achève dans un étrange délire : Monsieur Faustini, qui se met à rêver d'Afrique, devient la proie de la fiction la plus débridée.
Lointain frère en miniature de l'illustre Faust, le Faustini de Wolfgang Hermann a tellement séduit les lecteurs que l'auteur en a fait le héros de toute une série de romans pleins de malice et de finesse.
Dans la littérature récente de langue allemande, peu de livres sont aussi divertissants que ce petit chef d'oeuvre d'humour et de fantaisie.
«Il est temps de mettre les choses au clair : les lieux tranquilles, tels et tels, ne m'ont pas seulement servi de refuge, d'asile, de cachette, de protection, de retrait, de solitude. Certes ils étaient aussi cela, dès le début. Mais ils étaient, dès le début aussi, quelque chose de fondamentalement différent ; davantage ; bien davantage. Et c'est avant tout ce fondamentalement différent, ce bien davantage qui m'ont poussé à tenter ici, les mettant par écrit, d'y apporter un peu de clarté, parcellaire comme il se doit.» Après Essai sur la fatigue, Essai sur le juke-box et Essai sur la journée réussie, des textes inclassables qui ont contribué à le rendre célèbre, le grand écrivain autrichien poursuit ici son exploration littéraire de notre quotidien, et ce quatrième opus de la série surprend le lecteur autant qu'il le séduit.
Le jeune Franz aide souvent ses parents lors des réceptions organisées à l'auberge familiale, dans le Tyrol. Quand une jeune femme est retrouvée morte le lendemain de son mariage, près de l'établissement, Franz est interrogé en tant que témoin, mais l'affaire restera non-élucidée. Quelques années plus tard, Franz s'exile aux Etats-Unis et devient moniteur de ski. Dans sa mémoire, la mort de cette femme - qu'il avait prise en photo - s'agrège à un autre incident qu'il ne parvient pas à oublier, car c'est au même endroit qu'il avait volé un baiser à une très jeune fille. Les saisons passent, Franz vit chichement en donnant des leçons de ski, notamment à un professeur d'origine tchèque qui revient tous les hivers dans cette station du Colorado. Lorsque ce dernier meurt lors d'un accident de ski, dans des conditions suspectes, une enquête est ouverte. Des rumeurs de scandale sexuel circulent. Franz est mal à l'aise. Une blessure au genou fait le reste : il rentre en Autriche.
A peine revenu chez son frère dans le Tyrol, il découvre qu'un policier a repris l'enquête sur la mort, survenue 12 ans plus tôt, de la jeune mariée, et qu'il fait désormais partie des suspects. Sa tranquillité est tout autant perturbée par le souvenir obsédant de l'adolescente qu'il avait embrassée contre son gré ...
Norbert Gstrein se sert habilement des mécanismes empruntés au polar pour amener le lecteur au coeur d'une réflexion très contemporaine et complexe sur la sexualité. Les abus commis ou subis par les différents protagonistes, la question du consentement, celle du rapport entre désir et violence - tout cela est enchâssé dans une intrigue à rebondissements multiples. Quand j'étais jeune apporte ainsi un renversement des perspectives des plus intéressants, le tout porté par une narration très maîtrisée.
Rien ne destinait Franz Michael Felder (1839-1869) à laisser une trace de sa brève existence. Paysan pauvre d'une vallée perdue d'Autriche occidentale, il eut à vaincre mille obstacles, à commencer par les préjugés de son milieu, pour accéder à la littérature et à la poésie, objets précoces de son ambition. Auteur de romans, de poèmes, d'essais et d'une ample correspondance, il laisse surtout un chef-d'oeuvre, publié au lendemain de sa mort : son autobiographie.
S'il faut lire ce livre, ce n'est pas seulement parce qu'il s'agit probablement de toute première fois où s'éleva, dans l'empire autrichien (et même en Europe), une voix venue des profondeurs de ce monde rural que tant de romanciers idéalisaient alors sans le connaître. En effet, voir dans les Scènes de ma vie un document sur la paysannerie, ce serait passer à côté du génie de Felder. Ce qui sidère le lecteur d'aujourd'hui, c'est l'évidence de sa vocation littéraire. Dans la langue exceptionnellement fidèle, riche et imagée de la traduction d'Olivier Le Lay, Felder parvient à rendre intensément présentes toutes les situations qu'il décrit. Dès les premières lignes du livre, il est là, en chair et en os, qui entreprend de raconter les "vies minuscules" de ses compatriotes et la sienne, sans apitoiement : simplement pour en dégager la vérité universelle.
Réédité tout au long du XXe siècle, jamais oublié, Felder est longtemps resté un auteur pour initiés. C'est Peter Handke qui l'a vraiment fait découvrir au grand public germanophone en préfaçant en 1987 l'édition de poche des "Scènes de ma vie". La préface de la présente édition est un texte nouveau, spécialement écrit par Peter Handke pour ses lecteur francophones.
Un matin, sur la plateforme pétrolière où il travaille en pleine mer, Mátyás ne regagne pas sa cabine. On a beau le chercher partout à bord, il demeure introuvable.
Son ami Waclaw part alors sur ses traces : d'abord dans son village de Hongrie, puis vers le Sud, jusqu'aux côtes africaines et l'Italie, dans un cheminement qui convoque le souvenir, faisant résonner à la fois la beauté des lieux et la déchirure des coeurs. Au gré des paysages, c'est le portrait d'une vie qui se dessine, entre déracinement et ports d'attache, entre chagrin et élan d'amour.
Ce premier roman d'Anja Kampmann condense en une force poétique la quête d'un homme sur les traces de son ami perdu et un périple à travers des contrées comme autant de miroirs de l'âme. Grâce à une langue à l'écoute des sensations, La montée des eaux nous convie à sillonner avec ses personnages les nombreux territoires de la solitude, mais nous indique également sur quels rivages peut poindre la lumière.
«Soudain le ciel était devenu bleu. Il n'était pas seulement bleu, mais bleuissait, et bleuissait. C'était un bleuissement si délicat qu'il vous berçait de la certitude que cette délicatesse ne cesserait jamais. Ce bleu-là faisait resplendir la forêt tout entière. Et en même temps le comédien, poursuivant sa route, voyait dans cette illumination des choses qui l'entouraient la lumière d'un dernier jour, "de mon dernier jour" [.]» C'est un coup de tonnerre qui réveilla le comédien, en cette journée qui se terminerait par la Grande Chute. Il s'était endormi chez une femme qu'il retrouverait le soir-même, là-bas, dans la mégalopole. Complices ou bien amants, le duo qu'ils forment est encore bien flou aux yeux du narrateur qui suit pas à pas la préparation de «son comédien». Le tournage doit débuter le lendemain, mais il faut déjà quitter la maison, traverser la forêt, puis rejoindre la capitale. Les rencontres les plus étranges se succèdent sans que l'on sache réellement quels personnages existent ou lesquels sont fantasmés.
Peter Handke nous saisit par sa plume unique et nous emporte dans une pérégrination poétique. La société, la politique ou encore la nature conversent à travers cette figure de comédien qui se dirige inexorablement vers la Grande Chute. Annoncé tout au long du récit, cet événement mystérieux et angoissant nous hypnotise jusqu'à la dernière ligne de ce très beau livre.
Au mitan de la Seconde Guerre mondiale, dans l'ombre du Drachenwand, cette paroi rocheuse qui surplombe le lac autrichien de Mondsee, le jeune soldat viennois Veit Kolbe goûte quelques mois de convalescence. À l'abri de ce paysage alpin qui lui ferait presque oublier les combats, il couche dans son journal ce que lui inspire le monde qui l'entoure, et relate également son amitié naissante avec sa voisine Margot.
Mais la menace rôde comme une ombre et peut s'abattre de la façon la moins attendue.
Follement éprise de son cousin Kurt, la jeune Nanni Schaller, qui séjourne au camp pour jeunes filles évacuées installé au bord du lac, disparaît soudainement. De son côté, Oskar Meyer doit fuir Vienne avec sa famille pour échapper aux persécutions qui s'abattent sur les Juifs.
Tissant ensemble les voix et les correspondances de ces quelques personnages, Arno Geiger donne à entendre les échos de leur quotidien à mesure que la défaite approche et propose ici un roman à la fois sensible et épique, intimiste et historique. Sous la forme d'une mosaïque qui permet d'approcher les destins les plus divers, il brosse le vaste portrait d'une société sur le point de vaciller, et montre comment, malgré le caractère terrible des événements, une certaine douceur peut poindre.
Entrer un matin dans la chambre de son fils, un adolescent de dix-sept ans apparemment en parfaite santé, et s'apercevoir qu'il est mort dans la nuit, c'est ce qui arrive au narrateur de ce livre. Comment survivre à cet événement qui équivaut à la mort, semble-t-il, du temps lui-même ?
En vingt-cinq chapitres brefs, ce récit poignant d'inspiration ouvertement autobiographique, tenant soigneusement à distance tout pathos, raconte un itinéraire de survie. Les étapes du deuil se mêlent aux souvenirs récents de la vie commune du père et du fils. Après la séparation de ses parents, Fabius, adolescent réputé « difficile », a d'abord habité avec sa mère. Au moment de sa mort, il était revenu vivre chez son père depuis peu de temps.
On ne résume pas un tel livre : dans ces pages, ce ne sont pas les faits racontés qui importent mais l'intensité humaine dont ils sont chargés.
À travers quelques personnages qui entourent le narrateur, avec lesquels celui-ci noue ou renoue des liens (son ex-épouse, la petite amie de son fils, un ami...), Wolfgang Hermann parvient à rendre sensible au lecteur la fragilité de la vie, sans cesse comparée à une eau qui menace de se figer ou de se perdre - à moins qu'on ne trouve la force de la canaliser pour irriguer d'autres vies.
En trois tableaux et trois voyages, ce roman dessine des itinéraires italiens, loin des sentiers battus. Le premier trajet qu'emprunte la narratrice, seule, avait été planifié à deux. Mais M., l'être aimé, est décédé deux mois plus tôt. Nous sommes en janvier, et les brumes enveloppent les collines autour d'Olevano, près de Rome, où une maison avait été louée par le couple. La narratrice a emporté quelques vêtements du défunt, mais on lui dérobe la valise juste avant son arrivée. Elle essaie de prendre ses marques malgré tout, se promène dans les oliveraies, va jusqu'au cimetière de la petite commune, se renseigne sur les gens enterrés sur place.
Un autre souvenir d'Italie lui revient. Elle est adolescente, son père est amoureux de la langue italienne et du pays. Une effrayante dispute entre ses parents précède alors un incident sur la plage, quand le père nage si longtemps et si loin de la côte que tout le monde le croit noyé. La petite fille pense qu'elle devra rester en Italie et se débrouiller avec les quelques mots que le père lui a appris...
Puis la narratrice adulte entreprend un autre voyage en explorant la région du delta du Pô. Elle cherche le jardin des Finzi-Contini à Ferrare, longe des canaux déserts et découvre des stations balnéaires abandonnées. Elle visite une nécropole étrusque, et devant les mosaïques de Ravenne, repense à son père et à ses explications.
Les choses rapportées, les anecdotes et péripéties se déploient sous nos yeux dans des nuances infinies pour dire les couleurs, les odeurs d'un bosquet, d'une colline, d'une plage, d'un canal, d'un olivier, du ciel. En creux, ce texte d'une infinie richesse, sublimant les paysages et les lieux traversés par une langue inouïe de précision, raconte le deuil, l'absence et l'amour.
Tout commence en Inde, à Ellorâ, où le narrateur déambule sans fin dans des temples bouddhistes creusés dans le roc. De temps à autre, il se plonge dans la lecture du bref journal d'Ilse Aichinger, Kleist, Mousse, Faisans. Une phrase le transporte soudain en 1943, le jour où son grand-père reçoit un courrier lui annonçant qu'Adam, le troisième de ses fils, est mort au front, comme ses deux frères avant lui.
La mère du narrateur apprend la triste nouvelle par cette formule elliptique : « Notre Adam rentre aussi, mais autrement. » Un profond silence s'étend alors sur le domaine familial.
De toute sa vie, la mère du narrateur - récemment décédée - ne parlera plus. Mère et le crayon lui est tout entier consacré, et dépeint différentes scènes de sa vie, entrecoupées d'extraits du Malheur indifférent, de Peter Handke, et du récit autobiographique de Peter Weiss, Adieu aux parents.
Six ans après Requiem pour un père, Josef Winkler nous livre aujourd'hui son « requiem pour une mère ».
" Les lignes qui composent ces carnets ont été écrites lors des cinq dernières années d'un séjour de huit ans à Salzbourg, Autriche. Ce sont là, avant toute chose, notes, perceptions, réflexions et questions, nées d'une période de sédentarité où j'ai habité mon pays, ma terre natale, où j'ai travaillé et aussi, partant, beaucoup musardé. En recopiant ces notes salzbourgeoises, ces instants et ces heures, j'ai dû supprimer les trois-quarts du texte de départ : en règle générale des citations de lecture, la plupart des rêves, de nombreuses descriptions, la majorité des points de vue (j'en ai reproduit malgré tout quelques-uns, surtout, comme on l'imagine, afin de donner au lecteur des verges pour me battre). Pour tout dire, je n'ai presque rien changé aux notes qui ont donné naissance à ce texte. Ce recueil s'est attaché exclusivement au lieu, dans toute son ampleur, ainsi qu'à ses ramifications, discrètes et moins discrètes, aux endroits où les instants sont nés pour prendre forme : à la sédentarité. Et si je devais donner une idée de ce qui constitue la singularité de ces carnets, je dirais peut-être ceci des maximes et des réflexions ? non, plutôt des reflets ; des reflets, involontaires, pour ainsi dire circonspects ; des reflets nés d'une circonspection profonde, fondamentale, et qui veulent osciller à leur tour, osciller aussi, par-delà le simple reflet, si loin que porte le souffle. "
Handke nous convie à l'histoire de ses ancêtres, mettant en scène un narrateur que ses parents et grands-parents rejoignent progressivement sur scène, nous donnant à entendre la voix d'un pays meurtri, le Jaunfeld, une enclave slave en Carinthie, dans le sud de l'Autriche. Ils racontent l'histoire de son peuple, héroïques résistants face à l'occupation nazie et à la germanisation et disent le traumatisme de cette terre sans cesse meurtrie, dépouillée de sa langue, le slovène, entraînée dans des guerres qui ne sont pas les siennes. Avec Pierre-Félix Gravière, Gilles Privat, Dominique Reymond, Laurent Stocker, Nada Strancar, Wladimir Yordanoff dans une mise en scène événement d'Alain Françon.
« Au terme de bien des années, je m'étais détachée de la vie que j'avais menée dans la ville, comme nous découpons aux ciseaux une partie de paysage ou d'un portrait de groupe. Navrée du dégât que j'avais ainsi causé à l'image que je laissais derrière moi, et ne sachant trop ce qu'allait devenir le fragment découpé, je m'installai dans le provisoire, en un lieu où je ne connaissais personne dans le voisinage, où les noms de rue, les odeurs, les vues et les visages m'étaient inconnus, dans un appartement sommairement agencé où j'allais poser ma vie pour un temps. »Une femme s'installe en banlieue londonienne près de la rivière Lea, sans trop savoir pourquoi ni pour combien de temps. Elle arpente et explore les franges de la cité tentaculaire, ses marges, les berges des affluents oubliés. Seule, elle observe, se remémore, et, en un dialogue avec le paysage qui l'entoure, décrit ces non-lieux, ces présences, parfois en négatif, de caractères et d'émotions que l'eau traverse. Elle noue parfois des liens avec des personnages singuliers et attachants, évoque son père, un enfant, qui, pas davantage qu'elle, ne seront nommés mais sont tous liés à l'eau vive, à ses enchantements comme à sa mélancolie, à ses secrets comme à sa sauvagerie. Glanant çà et là objets de rebut ou de hasard, attentive aux détails des vies depuis la fenêtre de son appartement ou de celle d'une rame de métro aérien, la narratrice compose en parallèle un univers intime de notations et de symboles. Appareil photo en main, à la première personne, elle entraîne aussi le lecteur au gré des méandres de ses souvenirs, sur les rives des quatre coins du monde. En suivant le cours du Rhin de son enfance, du fleuve Saint-Laurent, du Gange ou d'un ruisseau presque desséché à Tel Aviv, c'est par la finesse d'une langue aussi précise que limpide, ses images poignantes et son regard poétique qu'Esther Kinsky parvient à tisser le fil conducteur de cette envoûtante pérégrination entre rêve et réalité. D'une rare qualité littéraire, ce récit subtil, scandé en brefs chapitres, est pour chacun une invitation au ralentissement et à la contemplation du monde qui nous entoure.
Dans une paisible villégiature styrienne, à la pension Rose des Alpes, trois morts reviennent tourmenter les vivants : Edgar Gstranz, à peine vingt ans, ancien skieur professionnel de l'équipe olympique autrichienne mort plusieurs années auparavant dans un accident de voiture après une soirée bien arrosée, Gudrun Bichler, jeune thésarde citadine et dépressive suicidée dans sa baignoire, et Karin Frenzel, veuve racornie entièrement assujettie à sa mère, ce personnage tyrannique et borné.
Au coeur d'un paysage idyllique (versants enneigés, vastes panoramas, auberges accueillantes et serveuses tourbillonnantes en dirndl), les trois morts-vivants, dans un perpétuel memento mori, porte-voix de tous les humiliés, toutes les victimes innocentes de l'Autriche, se réincarnent pour tuer, violer, torturer, écharner les vivants. Dans cette gigantesque farce macabre, longue dérive hallucinée qui emprunte aussi bien au pamphlet qu'au policier, à l'allégorie baroque qu'au roman de divertissement, ce grand pandémonium où les morts tendent un miroir à des vivants fantomatiques, Jelinek poursuit et achève son voyage au bout de la nuit autrichienne.
Un écrivain sort de son silence, en compagnie de quelques-uns de ses amis et disciples. Tous ont été conviés sur la péniche baptisée «La Nuit Morave» qui lui sert de refuge depuis une dizaine d'années, amarrée dans une boucle de la Morava, affluent serbe du Danube. Le maître des lieux les reçoit pour un dîner, puis se lance dans un long monologue mezza voce, ponctué seulement par le coassement des grenouilles sur le fleuve. Devant ses invités tour à tour questionneurs ou narrateurs eux-mêmes, il est question d'une étrange menace, d'une femme dangereuse, d'un colloque sur le bruit en Espagne et d'une réunion de joueurs de guimbarde à Vienne... Et surtout, de solitude, de perte et d'amour. La Nuit Morave transporte le lecteur dans un territoire imaginaire envoûtant et singulier. Sans conteste un des livres les plus poétiques et les plus complexes de Peter Handke, il a été salué à sa publication en Allemagne comme un coup de maître du grand écrivain autrichien.
Certains auteurs tiennent un journal : Peter Handke, lui, prend des notes tous les matins, dans des carnets sans dates précises qui, en marge de ses récits et de ses pièces de théâtre, sont comme le laboratoire de son écriture toujours en mouvement, le noyau intime d'une pensée jamais figée qui se refuse à conclure et se garde de mettre un point final à la formulation d'une idée.
La publication du premier tome de ces carnets, A ma fenêtre le matin, qui couvrait les années 1982-1987, a révélé ce fascinant travail quotidien de clarification, d'explication de soi avec soi, dans une tradition d'écriture fragmentaire qui remonte, en langue allemande, au moins à Lichtenberg, mais qui se nourrit aussi de l'exemple des grands moralistes français. Hier en chemin représente la suite de ce grand oeuvre et couvre les années itinérantes qui précédèrent l'installation de Peter Handke en France, années au cours desquelles l'auteur écrivit notamment La Perte de l'image, Voyage au pays sonore ou l'art de la question, Essai sur la fatigue, Essai sur le juke-box, ainsi que le scénario de son premier film, L'Absence (tourné en 1993).
Tendue à l'extrême mais aussi jubilatoire, parfois érudite, souvent drôle, l'écriture vagabonde de Peter Handke fait de ces pages une fête de l'intelligence et de la sensibilité.
Nous sommes en 2004, Athènes accueille les Jeux Olympiques ; et dans une école de Beslan, en Ossétie du Nord, un commando prend en otages un millier d'enfants et d'adultes. À Vienne, ce sont les vacances universitaires, et Julian, 22 ans, étudiant en médecine vétérinaire, songe à rompre avec Judith, sa petite amie, quand celle-ci prend les devants et le quitte.
Le jeune homme doit se résoudre à vivre en colocation avec Nicki, qui sait encore moins que lui quoi faire de sa vie. Le père de Judith exige qu'il lui rembourse le loyer pour l'appartement que Julian a partagé avec sa fille. Même la soeur de Judith ne veut plus lui parler, et Tibor, son ami désinvolte, semble toujours s'en tirer mieux.
Ce dernier propose à Julian de le remplacer pour son job d'été. Il devra s'occuper d'un hippopotame nain, issu d'un trafic et saisi par la police. Le professeur Beham, ancien recteur de la Faculté désormais en chaise roulante et moribond, accueille l'animal dans sa propriété de la périphérie de Vienne jusqu'à ce qu'il soit confié à un zoo.
La fréquentation quotidienne du placide herbivore apaise quelque peu la peine de Julian. Mais le professeur reste distant et cynique face à sa propre mort, Judith semble ne rien regretter, et à Beslan on déplore plus de 300 victimes. Lorsque Julian débute une liaison avec Aiko, la capricieuse fille du retraité, la vie semble lui réserver de nouveau des leçons.
Dans un style plaisant et fluide, l'auteur nous livre ici une version nouvelle du roman de formation. Loin d'aborder l'âge adulte par le biais de péripéties lointaines, en ce début de XXI e siècle, c'est le monde qui vient au protagoniste via l'actualité immédiate et en continu. Ses expériences s'avèrent davantage perturbantes que structurantes et ses efforts pour "maîtriser" la situation se heurtent à l'égoïsme et à l'immaturité des autres.
Arno Geiger observe avec acuité toute une génération, qui, face à la complexité contemporaine et une réalité envahissante, semble condamnée au grand flou. D'autant qu'à la fin de ce beau roman qui dresse un portrait toute en finesse de notre époque, la sérénité de l'hippopotame impassible et assez malodorant apparaît hautement séduisante et enviable.
L'énigmatique photographe Sebastian von Eschburg a certes signé des aveux complets, mais aucun corps n'a été retrouvé, ni même l'identité de la victime établie avec certitude. Son avocat met donc tout en oeuvre pour démonter l'accusation de meurtre. Mais s'il n'a pas tué, pourquoi l'artiste se trouve-t-il dans cette situation? Dernier rejeton d'une vieille famille désargentée, traumatisé par le suicide de son père, cet étrange plasticien est devenu célèbre grâce à une série de nus de sa maîtresse. Cette fois, aurait-il poussé ses expérimentations artistiques un peu trop loin?
Tabou est une oeuvre inclassable, roman à suspense tout autant que réflexion philosophique sur le rapport entre vérité et réalité. Sous son apparence de vraie-fausse enquête, la narration que déploie l'auteur est à l'image des travaux de von Eschburg, elle avance avec ruse pour nous séduire et nous dérouter, pour bousculer chacune de nos certitudes.
Une jeune femme, à la tête d'un empire financier, quitte un matin sa grande ville d'Europe du Nord pour rejoindre la Manche, région aride et sauvage rendue illustre par Cervantès. Elle veut y retrouver l'auteur qu'elle a chargé d'écrire sa biographie et qui vit retiré là-bas depuis des années.Chemin faisant, la «princesse de la finance» s'adresse en pensée à son auteur, l'interroge, prévient ses questions, ses remarques, ses objections. Elle évoque sa fille adolescente, indépendante et fugueuse, son jeune frère, en prison pour terrorisme, et son ancien compagnon, loin d'elle depuis des années. Arrivée enfin dans le «palais de gentilhomme campagnard» où vit l'auteur, elle s'installe au coin du feu pour raconter en détail sa traversée de la Sierra de Gredos. L'auteur n'a plus qu'à écrire le roman de cette femme, l'histoire de la perte de l'image - et de sa redécouverte.Don Quichotte montrait qu'à l'effondrement du monde médiéval succédait l'effondrement de sa reproduction factice; de même Handke nous dépeint une société moderne parvenue à la fin d'un cycle, sevrée d'authenticité et totalement inféodée à l'artifice. La tâche de l'écrivain, en cet «entre-temps», consiste à frayer la voie, coûte que coûte, vers des images nouvelles et vraies, pour sauver ce qui peut l'être d'une certaine grâce du monde.
Alfred et Sally forment un couple bourgeois sans histoires jusqu'au jour où leur belle villa des faubourgs de Vienne est cambriolée. Tandis qu'Alfred ne se remet pas de cet incident ressenti comme un viol, Sally gère tout avec un regain de dynamisme. Quelque chose se fissure dans le couple, et Sally commence une liaison avec Erik, le meilleur ami d'Alfred. Ce dernier ferme les yeux sur cette relation - contrairement aux trois enfants du couple -, mais se demande néanmoins ce qu'il sait vraiment de la femme qui partage sa vie depuis trente ans.
Le romancier autrichien Arno Geiger nous raconte «tout sur Sally» et livre ainsi un magnifique portrait de femme. Mais Tout sur Sally est aussi un puissant roman sur la sexualité, le mariage et la fidélité. Rarement la mécanique du couple n'aura été démontée avec autant de verve et d'acuité qu'ici, dans un livre jouissif qui n'hésite pas à examiner sous une loupe caustique et bienveillante à la fois nos petits arrangements avec la vérité et avec nous-mêmes.