Voici donc, posée dans ce numéro 134 une perspective analytique ample, la question centrale de l'État dans nos sociétés. Les rapports de force, les effets de domination, les puissances politiques, noués dans les configurations historiques successives, donnent à voir les voies complexes d'une gestion des communs.
Partir en communauté Notre patrie est le monde entier
Penser et lutter contre la guerre. Pourquoi ne pas avoir conjugué cela au positif et évoqué plutôt la paix dans le titre de ce nouveau dossier ? La belle couverture de François Féret dit à sa façon cet engloutissement des rêves de paix dans les images de guerre. Qui oserait, sans crainte d'être accusé d'inquiétante naïveté ou d'aveuglement stupide, mettre aujourd'hui en exergue de réflexions sur la paix la légère colombe que Picasso dessina pour le Mouvement de la paix en 1949 ? L'introduction du dossier dit cette difficulté à travailler la paix dans un monde saturé de présences guerrières, dans la réalité de notre monde comme dans ses fictions. Appuyer sur le bouton de sa télévision revient à s'exposer à des images d'explosions, d'immeubles en ruines, de corps à terre, de morts, de blessés, dans un grand chaos de cris, de larmes, que ce soit pour faire la promotion d'une prochaine projection (attention Mad Max : Fury Road1 sera bientôt sur les écrans !) ou donner des informations sur un drame à la surface de la Terre. Nous avons tous encore en tête les sinistres images de dos noirs flottant dans l'eau de la Méditerranée ou celles des corps mutilés émergeant des décombres de Katmandou. En l'occurrence, il ne s'agit pas stricto sensu d'images de guerre, mais ces drames de la misère et de l'impéritie des dirigeants politiques concourent à forger la même idée d'une irrévocabilité de la violence et de la souffrance. Or, toute pensée de la paix et lutte pour la paix est un combat contre ce fatalisme et relève d'un projet optimiste de développement maîtrisé des sociétés humaines. On sait combien ces projets optimistes se fraient difficilement un chemin dans notre présent. Néanmoins, l'histoire de ces projets continue modestement à nourrir nos réflexions. Ainsi de ces socialismes dit « utopiques » que nous avons mis au coeur de l'un des dossiers des Cahiers de 2014, ainsi des résistances de ces « rebelles » aux injonctions du travail ou de l'ordre colonial, ainsi des propositions pacifistes qui sont au coeur du présent dossier2.
Concernant la question cruciale de la guerre et de la paix, le dossier est complété dans ce numéro des Cahiers par l'article de la rubrique Aux sources de l'histoire qui donne la parole à l'un des acteurs de cette opposition à la guerre. Christian Fiquet, qui a rédigé ce texte, a été l'une des peu nombreuses personnes qui ont refusé, pour des raisons diverses, politiques, religieuses, morales, de combattre pendant la guerre de la France en Algérie. Il a renvoyé son costume militaire et est devenu un « réfractaire ». Il défend la spécificité de cette démarche (par rapport à celles d'autres opposants à la guerre, objecteurs, porteurs de valises.) qui est un engagement pour la paix, formalisé dans un document écrit qui s'inscrit dans le cadre de l'Action civique non violente (ACNV). Christian Fiquet continue à témoigner de cette possible opposition à la guerre, payée de longs mois de prison et de peurs, possible grâce à une organisation collective.
Cette présence de la guerre d'Algérie dans les Cahiers se poursuit d'un numéro à l'autre, depuis plus d'un an, à travers différentes rubriques. Ici, outre ce témoignage, on retrouve l'actualité historiographique à travers les fiches de lecture de Didier Monciaud dans Livres lus. La rubrique publie aussi un compte rendu roboratif des Carnets de l'aspirant Laby, médecin dans les tranchées par Philippe Daumas, qui nous replonge dans l'horizon bouché de la Première Guerre, aux côtés de cet aspirant belliciste.
La guerre, décidément très présente en dépit de notre volonté de travailler et d'inviter à travailler les questions de la paix, nous la retrouvons encore dans Chantiers avec une analyse qui relève aussi de l'histoire des sciences, donc de l'histoire des sciences en guerre. Articulation bien connue, qui conduit certains à valoriser la guerre comme officine d'émulation scientifique. La guerre créatrice donc, et pas seulement dilapidatrice de richesses. Ici, Sylvain Di Manno parle de météorologie et d'aéronautique pendant la Grande Guerre et nous convainc sans peine de l'importance pour les armées de la mobilisation de ces savoirs scientifiques, mobilisation bien étudiée dans d'autres domaines et étonnamment peu autour de ces questions atmosphériques.
Cependant, les Cahiers abandonnent aussi la guerre et la paix pour nous ramener dans un présent des historien/nes où le temps coule un peu plus sagement. Raymond Huard a bien voulu évoquer pour les Cahiers la grande figure de son collègue dix-neuvièmiste, Maurice Agulhon, disparu au printemps 2014. Et Débats propose un long entretien du professeur d'histoire contemporaine Christophe Charle. Au cours de cet entretien, mené par notre collègue de la rédaction des Cahiers d'histoire, Chloé Maurel, le spécialiste des élites intellectuelles en France et en Europe aux xixe et xxe siècles affirme avec la grande simplicité qu'on lui connaît des choses fort importantes, dont ceci qui nous parlera à tous : « Les intellectuels entichés d'idées parfois étranges sont souvent incapables de comprendre l'histoire qu'ils vivent à cause de schémas théoriques a priori qui les aveuglent sur le présent ; les élites, mêmes les plus armées intellectuellement, échouent face aux crises les plus graves à anticiper l'avenir ». Mais de façon stimulante, il nous rappelle aussi nos responsabilités de chercheur/es. Même si nous ne nous estimons pas « grands couturiers », nous pouvons en « petit/es couturier/es » trouver dans ses propos une incitation à poursuivre nos travaux de diffusion de l'histoire vers un public qui n'est pas fait des happy few. L'historien répond en effet à une question sur son effort pour écrire des synthèses : « Si ce ne sont pas les spécialistes (les grands couturiers) qui fabriquent le savoir nouveau transmis à tous, le prêt-à-penser historique restera immobile et stagnant. Autant arrêter de diriger des thèses, de les soutenir, de soumettre des articles à des revues ou des communications aux colloques, si tout cela reste enfoui dans les bibliothèques, les disques durs d'ordinateurs ou les sites internet pour happy few. »3 Merci, cher Christophe Charle, de nous rappeler ces vérités et de nous encourager tous, jeunes et moins jeunes producteurs d'histoire critique, à sortir des revues académiques classées par une société intellectuelle déterritorialisée, des recherches de lignes pour les CV et autres bourses et chaires d'excellence, et à nous soucier de partager et débattre avec les citoyennes et citoyens dont nous partageons aussi les destins politiques et sociaux, en temps de paix comme en temps de guerre.
À ces fins, nous poursuivrons nos publications et nous pouvons dès à présent annoncer un prochain dossier travaillant l'histoire de l'Afrique dans le temps long, que l'historienne africaniste Catherine Coquery-Vidrovitch a bien voulu construire pour les Cahiers, ainsi que le lancement d'un cycle Cinéma-histoire des Cahiers qui ouvrira ce mois de juin 2015 par une projection et un débat autour du grand film des résistances africaines à la colonisation, Sarraounia, du trop rare réalisateur Med Hondo. Une soirée qui sera suivie le samedi 13 juin d'une rencontre de la rédaction des Cahiers avec contributeurs/trices, lectrices, lecteurs et ami/es pour que nous poursuivions mieux ensemble l'élaboration collective de cette histoire critique, que nous voulons aussi utile que libre, et outil de liberté.
Après un dossier qui a ramené la focale sur l'histoire de France et sur les signes ténus de la politique à travers mode et vêtement, les Cahiers d'histoire proposent un changement radical d'échelle d'analyse et de point de vue d'observation. Nous voilà embarqués du côté de constructions sociales et politiques en cours à travers l'ensemble du globe, qu'on peut rassembler, pour aller vite, du côté de l'« écosocialisme ». Pas du côté du « capitalisme vert », de celui des marchands qui marchandisent aujourd'hui, au nom du développement durable, les « droits à polluer » et qui prétendent promouvoir la « défense de l'environnement » en en faisant une nouvelle source de profit. Pas du côté de la surexposition médiatique des négociations de la COP 21 à la fin de l'année 2015, qui n'a d'égale que la faiblesse de son bilan politique. Les observateurs les moins téméraires saluent un « succès à confirmer », les plus lucides, comme Fabrice Nicolino, déplorent qu'une nouvelle fois les exigences d'une crise climatique aiguë n'aient pas trouvé de réponses politiques à la hauteur.
Parce que l'écologie et les rapports à la nature ne sont pas autre chose que des processus politiques réifiés par les discours et les actions, il devient nécessaire - sinon indispensable - d'ouvrir notre revue à un questionnement large sur une formulation ancienne d'une pensée politique tout à la fois écologique et socialiste. Nous devons nous situer du côté de ces mouvements massifs de nos sociétés qui, face aux désastres environnementaux, face à l'accroissement tous azimuts des inégalités, associent l'idée de l'égalité, du partage des richesses et celle d'un usage démocratique des ressources naturelles considérées comme un bien commun. Les initiateurs de ce dossier, Sébastien Jahan et Jérôme Lamy, non contents de nous faire parcourir la planète, s'appliquent en effet à montrer que des problématiques que l'on peut rapprocher de celles de « l'écosocialisme », tel que défini au XXe siècle, cheminent dans l'histoire des sociétés humaines bien avant que les mots de « socialisme » et d' « écologie » ne fassent partie du vocabulaire commun.
L'introduction du dossier justifie l'approche historienne. Les coordonnateurs relisent l'histoire de l'époque moderne à la recherche des expressions de cette sensibilité qui associe les malheurs des hommes à ceux qu'ils font subir à la nature. Si Marx occupe une place singulière dans le panorama composite des expériences écosocialistes, la diversité des propositions et des actions politiques dépasse très largement, pour les XIXe et XXe siècles, les seules références marxistes : des connexions avec l'anarchisme ainsi que des déploiements à partir des luttes anticoloniales ont contribué à densifier la synthèse anticapitaliste et antiproductiviste.
L'articulation entre industrialisme néfaste et dégradation environnementale est devenue une évidence de notre quotidien. Le courageux travail de Marie-Monique Robin et sa dénonciation du système agro-industriel en est une expression qui rappelle la critique plus ancienne de l'agronome René Dumont, présentée ici par Alexis Vrignon4.
5Le dossier rejoint aussi des approches théoriques mieux connues. Paul Ariès rappelle que le désastre écologique de l'URSS ne peut être séparé pour lui du choix politique autoritaire, alors que d'autres voies marxistes s'exprimaient dans le sens de la sensibilité écologiste. Mickaël Löwy, autour de Walter Benjamin, présente une autre articulation de la critique sociale de Marx à la matrice de l'écosocialisme, synthétisée dans son ouvrage : Écosocialisme. L'alternative radicale à la catastrophe écologique5.
Comment sortir des dogmes, mais aussi des modes de vie associés au productivisme ? Les voies alternatives à la démesure productiviste apparaissent comme jamais dans l'horizon des possibles politiques. Françoise Escarpit rend compte ici les luttes sud-américaines pour contrer les grands groupes industriels et mettre en oeuvre d'autres modèles, notamment à partir de la revalorisation politique des luttes des populations indigènes. La possibilité d'un « buen vivir », d'un vivre ensemble capable de concilier ambition socialiste et enjeux écologiques, n'appartient plus au seul domaine de l'utopie, même si les contradictions autour du « développement nécessaire », les pressions internationales (via notamment le marché des matières premières) menacent les projets écosocialistes d'Amérique du Sud. L'évocation par Matthieu Le Quang de l'Initiative Yasuní-ITT en Équateur fournit un autre exemple des alternatives politiques en même temps que de leurs limites. L'objectif de cette politique était de préserver un parc national en n'exploitant pas des réserves de pétrole, en échange d'une contribution internationale. La pression des pétroliers et le refus des États riches du Nord ont conduit le gouvernement équatorien à interrompre ce programme.
Ces expériences se conjuguent avec des approches théoriques sur l' « intersectionnalité » des luttes. Razmig Keucheyan souligne, dans son article, que si le croisement des questions autour des inégalités de classe, de genre et de race a été globalement balisé, la nature reste le grand impensé des positions critiques. Il faut donc envisager, selon cet auteur, d'introduire l'environnement comme un critère supplémentaire dans l'offre théorique émancipatrice.
On mesure combien les questions environnementales transforment l'agenda politique. Elles ne sont pourtant pas détachées des préoccupations politiques émancipatrices. Bien au contraire.
C'est dans cette perspective d'une interrogation historienne critique toujours renouvelée, que la rubrique « Chantiers » accueille une contribution d'Emmanuel Alcaraz sur l'opposition algérienne et ses « usages du passé ». On sait les catégories mémorielles minées par des réemplois distordus ou trompeurs. C'est en luttant contre les exercices imposés de mémoire officielle que les opposants parviennent, dans une perspective toute gramscienne, à proposer in fine une alternative culturelle et politique.
La problématique mémorielle et les tensions qu'elles génèrent au sein de la pratique historienne sont également activées par Georges Vayrou dans la note critique qu'il consacre à l'édition des Carnets d'un préfet de Vichy dans « Métiers ». L'ouvrage, publié sans appareil critique, ne cesse de témoigner de frictions importantes entre histoire et mémoire : les propos clairement antisémites du préfet Grimaud, son ambivalence à l'endroit de Pétain, mais aussi ses actes de résistance et sa déportation à Dachau, rassemblés dans ce livre, forment, pour reprendre les mots de Georges Vayrou, une « histoire (.) tragique » et un « témoignage ambigu ».
Chloé Maurel a recueilli la parole, rare, du jeune romancier Fabrice Loi. L'auteur de Pirates raconte sa rencontre - forte et puissante - avec l'Afrique, son passage par l'histoire, sa vision du travail manuel, sa joie de vivre à Marseille. Tous ces déplacements paraissent s'organiser comme un vaste cercle concentrique autour de la question d'un avenir à construire en commun sur des valeurs autres que celles du productivisme et de la technophilie.
Écosocialisme, mémoire, fiction, ce numéro des Cahiers peut se lire en suivant la diagonale foisonnante des formes les plus diverses de l'émancipation et de l'exercice critique. À l'heure du démantèlement annoncé du droit du travail, de l'obsession sécuritaire, du dogmatisme réactionnaire très en vogue dans les médias, ce numéro rappelle que des ressources politiques existent, nombreuses. Dans les prochains numéros, les Cahiers continueront à explorer cette texture politique de la critique : d'abord en interrogeant l'histoire de la caricature politique puis, en lien avec les prochains « Rendez-vous de l'histoire » de Blois, en creusant la question des circulations liées au travail comme à l'engagement politique. Il s'agit de poursuivre notre quête d'une pratique historienne résolument attentive aux espérances émancipatrices, que notre époque génère désormais à l'échelle d'une planète vécue et pensée comme une.
Courageux, courageuses, lecteurs et lectrices des Cahiers d'histoire, nous vous demandons de nous suivre dans des chemins faits de détours. Nous espérons ne pas vous perdre dans ces cheminements. Ne pas nous perdre non plus. Des empires africains de notre précédent dossier à ce nouveau dossier sur les usages politiques du vêtement, il ne s'agit pas pour nous d'errance bien sûr, de vains détours. Il s'agit, vous le savez, d'un patient tissage qui vise à comprendre l'entrelacement des temps et des espaces dans l'histoire. À comprendre la complexité de chaque présent social, fait de présences du passé mais aussi, toujours, de la gestation de formes nouvelles. À comprendre les interactions entre les espaces, États, territoires. La diversité des angles d'approche ne masque pas, espérons-nous, la visée de compréhension globale de formes sociales en constante instabilité, mues par des rapports de force complexes qui portent en eux toujours, en dépit des effets massifs des inégalités de puissance, leur part imprescriptible d'imprévisibilité.
2Nous retrouverons cette importance accordée à une histoire qui, pour durer longtemps, dans ses oublis comme dans ses mémoires, demande constamment à ce que le sens des réalités sociales soit repensé à travers la problématique « Nation/s-Mondialisation/s » des 4e « Rencontres d'histoire critique? ». Ces Rencontres, fin novembre?2015, placent en leur coeur cette réalité structurante de notre monde politique, l'État-nation, remodelée par la mondialisation. Comment de cadre politique émancipateur, construit à travers des révolutions, des guerres de libération nationale, la nation peut se retourner en étau xénophobe ou en structure politique contraignante privée de réelle liberté d'initiative politique, soumise aux injonctions des pouvoirs supranationaux contemporains, moteurs de la mondialisation libérale, comme l'a montré la récente situation grecque. À la fois temps du délitement, de l'effondrement d'États-nations et de panique identitaire face à ces constats, notre présent rend cruciale l'historicisation de ces processus.
Moment étrange que nous vivons, où un gouvernement qui a tenté de se saisir des attentats de 2015 pour construire sur les peurs collectives un pouvoir politique fort se trouve confronté à une problématique en grande partie étrangère à son horizon, suscitée par des gens qui, non seulement ont oublié d'avoir peur, se rassemblent à tout va pour discuter, manifester, mais aussi se mobilisent hors de l'agenda gouvernemental ou organisationnel pour penser un avenir, dans l'ignorance volontaire de ce qu'en pensent les pouvoirs. A-t-on déjà vu pareille disjonction ? Certes, les mobilisations s'enracinent dans l'actualité de l'élaboration d'une loi cruciale qui détériore encore un peu plus les rapports de force dans l'entreprise aux dépens des salariés, mais elles s'élargissent selon des périmètres variables et de plus en plus ouverts. Entre celles et ceux des places et celles et ceux des institutions politiques, la fracture s'exhibe et témoigne de deux mondes qui se sont éloignés l'un de l'autre sans que, en dépit d'avertissements sévères, cela soit pris au sérieux. La répression devient la solution à une résistance de forme imprévue par les pouvoirs. C'est peut-être ainsi qu'adviennent de temps à autres des révolutions. Ou des reprises en main autoritaires. Tandis que les uns, en dépit de la mise en échec de la déchéance de nationalité, poursuivent la traque terroriste en même temps que la mise au pas des travailleurs, d'autres ferment les radios qui répètent en boucle les injonctions des pouvoirs politiques et économiques à l'échelle du globe, postent des réflexions sur les réseaux sociaux et s'assoient sur des places pour signifier l'évidence de leur existence sociale et leur droit souverain à penser les liens sociaux et à commencer à mettre en oeuvre localement ce fonctionnement autre. Du coup, la caricature politique prend elle aussi une signification sensiblement nouvelle et, singulièrement, celle des hommes d'État, ceux dont la production de caricatures contribue à faire des « grands hommes », renforçant leur place au coeur de l'espace social.
On comprend d'emblée que la caricature ouvre plus que jamais dans notre actualité des questions vives. Son analyse redonne à la production graphique une place dans les tensions sociales des sociétés passées qui lui a longtemps été déniée. Voilà un de ces nouveaux objets de l'histoire conquis avec enthousiasme depuis une quarantaine d'années. Repensons aux travaux rassemblés par Michel Vovelle en 1989, La Révolution française, images et récits, 1789-1799, redécouverte de l'incroyable fécondité en caricatures de la culture révolutionnaire comme contre-révolutionnaire. Les caricatures s'installent dans cette histoire culturelle du politique qui redonne à lire l'histoire politique, comme aussi une histoire de l'opinion et de la construction de l'opinion publique.
Associées à notre présent saturé d'images, ces images du passé apparaissent plus que jamais comme des actrices dont il faut comprendre le sens et la portée. Nombre d'expositions, de publications les ont fait mieux connaître. Guillaume Doizy et Pascal Dupuy sont de ceux qui contribuent à cet élargissement des analyses, à travers catalogues d'exposition, livres comme interventions publiques2. Dans le présent dossier, ils interrogent les réponses sociales à ce qu'ils nomment le « double caricatural ». Ils évoquent cette fascination réciproque : la caricature comme un « miroir du diable » qui fait « du dessinateur un démiurge et de la cible politique une victime potentielle totalement impuissante ».
Ces mots s'entendent aujourd'hui en écho aux drames récents associés aux caricatures. C'est à nouveau sur le religieux, plus que sur le politique, que les caricatures retrouvent une puissance redoutée. Caricatures de Mahomet dans un journal danois en 2005, menaces contre les journaux les publiant, difficile conciliation de la liberté d'expression et du sacré. Les mots, si rudement discutés de l'article 10 de la Déclaration des droits de 1789, reviennent : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses ». À la suite de l'attentat contre les locaux de Charlie Hebdo en 2011, le rédacteur Charb rappelait que les tentatives d'intimidation venaient de tous les fondamentalismes religieux3. Depuis a eu lieu l'assassinat collectif des dessinateurs de Charlie Hebdo, dont Charb, le 7 janvier 2015. La mobilisation a alors été spectaculaire autour de l'attachement à la liberté de la presse et, en particulier, celle des caricaturistes.
La presse est au coeur de cette crise mais d'innombrables sites ou pages personnelles transmettent, sans coût et à l'échelle du globe, des images vécues comme des menaces pour l'ordre social. Pourtant, les caricatures ne font pas l'opinion. Viviane Rouquier rappelle ici que la caricature, massivement de gauche, n'a pas empêché les succès d'Hitler en Allemagne. La caricature n'a pas ruiné non plus la popularité de Nicolas Sarkozy, candidat à la présidence de la République en 2007, puis président « bling bling ». La circulation rapide et massive des caricatures et les drames récents posent néanmoins avec une acuité nouvelle la question du mécanisme de réception d'oeuvres particulièrement sensibles au contexte, aux effets du temps et des lieux, expressions de l'actualité et d'un certain entre-soi culturel.
Plus spécifiquement, le dossier pose la question de la caricature des hommes d'État, ces individus, a priori masculins, occupant des fonctions de pouvoir de premier plan. Ils sont le plus souvent des chefs d'État, syntagme plus clairement xixe siècle, moins drapé dans une grandeur encore supposée « méliorative » par les dictionnaires et bien mise à mal. Notre présent et ses mobilisations collectives tentent de détourner de la fascination pour ces « grands hommes », devenus réellement « petits », pour paraphraser les mots de Victor Hugo à propos de Napoléon III, sujet de caricature pour les républicains français mais aussi italiens, évoqués ici par Paolo Moretti4. Outre les effets des scandales, la personnalisation du pouvoir, si favorable à la caricature, est attaquée en même temps que la présidentialisation des régimes démocratiques. Les critiques du fonctionnement politique excèdent de loin la critique de ceux qui l'incarnent.
Pourtant la caricature des hommes d'État reste un ressort efficace de la critique politique. Sans atteindre la vigueur connue en d'autres temps - ici, caricatures anglaises du Premier empire, caricatures de gauche de Hitler, caricatures de De Gaulle - le dossier rappelle que la cristallisation du mécontentement autour des « têtes » continue à fonctionner. Plantu a dit plaisamment combien Sarkozy lui manquait après 2012. Ce que les auteurs du dossier appellent « la fabrique médiatique en régime démocratique » conserve son efficacité et même un « président ordinaire » a lui aussi une carrière et une identité caricaturales, quitte à ce que ce double exprime un effacement des enjeux idéologiques et se polarise sur la vie privée. Ce n'est sans doute pas tant la caricature, omniprésente dans les manifestations, qui est devenue plus exotique depuis trois mois, mais peut-être celle des hommes d'État, extrême sensibilité de l'histoire au présent qu'exprime aussi ici notre rubrique « Chantiers ». Michaël Séguin y aborde l'enjeu, toujours vif au coeur de notre actualité, des publications sur l'histoire d'Israël. Il retrace l'histoire de la lutte idéologique livrée depuis le xixe siècle par les tenants de la création d'un état juif pour légitimer celui-ci. Il montre comment ceux-ci ont gagné la lutte fin xxe siècle aux dépens des défenseurs des droits des Palestiniens. Le texte reprend les étapes du débat crucial sur la « colonialité » d'Israël, rappelant à son tour combien les analyses historiennes sont ancrées dans les conflits du présent.
Changement d'échelle d'analyse, « Métiers » présente l'expérience de jeunes historiennes et historiens, étudiants/es en histoire allemands et français autour d'un lieu, la cote 108 à Berry-au-Bac, espace d'affrontements terribles de la Première Guerre mondiale. Pierre Le Dauphin expose comment l'historien, ici Fabien Théofilakis, construit de l'histoire à partir d'une demande sociale de mémoire (celle des habitants du lieu) et aussi initie à partir de cet objet singulier des jeunes aux méthodes de la recherche. Il s'agit d'un récit d'apprentissage de l'histoire, fait du côté de l'apprenant, ce qui n'est pas si fréquent.
« Métiers » retrouve aussi les sources de l'histoire à travers l'une des figures du féminisme du xxe siècle décédée cette année, Thérèse Clerc. Thierry Pastorello raconte la rencontre d'une existence singulière avec les grands combats de son temps, indépendance de l'Algérie, liberté sexuelle, droit à la vieillesse active, les continuités et les courageuses ruptures d'une vie. Des combats de Thérèse Clerc, notre présent incite à retenir particulièrement la création de lieux de vie basés sur l'autogestion et l'entraide, comme la Maison des femmes de Montreuil ou plus récemment les Babayagas.
Les Cahiers travaillent aussi la présence sociale de l'histoire, dans « Livres lus », dans « Un certain regard » ou dans les « Les Cahiers recommandent ». Pour « Un certain regard », l'historienne Nelcya Delanoë explique ce que dit de la société marocaine et de son histoire la condamnation du film de Nabil Ayouch, Much loved (« La beauté est en toi », titre arabe mieux choisi selon notre auteure) et les menaces reçues par le réalisateur et l'actrice principale du film, Loubna Abidar. « Les Cahiers recommandent » retrouvent la place si importante de l'histoire dans le cinéma contemporain, mais aussi dans la photographie ou la littérature.