En portant sa frontière au sommet des Alpes, la France a embrassé un pays et une population encore peu connus. Les idées les plus singulières se sont répandues au sujet de la Savoie et des Savoyards, et chaque fois que ce nom est prononcé, il réveille nécessairement l'idée d'un sol aride et nu, d'un climat glacé, d'une population considérablement inférieure en bien-être, en instruction, à celle de la France à l'époque. Ces notions fausses ou incomplètes, que l'esprit français aiguise volontiers en épigrammes, ne sont pas demeurées dans les milieux obscurs où l'ignorance les fait naître et où le préjugé les entretient : elles ont gagné les régions supérieures, les esprits cultivés, et pénétré jusque dans les documents de la politique et de la diplomatie. Une dépêche, qui n'est pas oubliée, est venue apprendre à l'Europe que la Savoie est un « rocher nu, une bribe montagneuse, » et, dans un rapport sur le sénatus-consulte de l'annexion, ses habitants étaient spirituellement qualifiés de « six cent mille malheureux. » En parlant ainsi, en accueillant dans des documents destinés à la grande publicité européenne ces préjugés de la multitude ignorante, on ne voulait pas sans doute blesser un peuple qui avait de vives susceptibilités nationales. On tenait seulement à produire dans l'esprit des diplomates étrangers la conviction que l'importance de la Savoie ne méritait pas les alarmes excitées par l'annexion à la France... La Savoie s'est sentie humiliée ; les sympathies qui l'avaient entraînée vers la France se sont tout à coup arrêtées devant l'opinion chargée de notions fausses et épigrammatiques dont l'esprit des fonctionnaires eux-mêmes n'a pas toujours su s'affranchir ; des froissements ont eu lieu qu'il serait imprudent d'ignorer ; des blessures vives ont été faites à l'amour-propre national, cachées aujourd'hui et sans danger, mais non cicatrisées...